La nuit était sombre à Novosibirsk. C'était le début de l'été, mais tout indiquait le contraire. La météo se déchainait, les branches des arbres fébriles se mettaient à briser. Les routes étaient désertes. Mais il y avait cette petite voiture qui filait à toute allure. Elle perçait la pénombre. C'était la voiture d'Arnold Khoroshilov, un architecte de renommée, originaire de Nizhny Novgorod (Russie). Il était accompagné de Louisa Renaldo, écrivaine originaire de Porto (Portugal). De par l'allure et la vitesse de la voiture, on sentait une urgence. Mais un mauvais tournant fut tout ce qui était nécessaire. La voiture sortit de la route. Elle heurta un arbre. Il était 2h37 du matin, et maintenant on entendait des ambulances à travers la météo apocalyptique qui continuait de se déchainer.

Et puis, plus rien. La scène fut nettoyée. La carcasse de la voiture fut transportée. Quelques heures plus tard, plus rien ne paraissait. Mais cet endroit et ce moment changèrent la vie de trois personnes. En une fraction de secondes.

"Un mort, un blessé dans l'accident tragique de Novosibirsk", "L'écrivaine Louisa Renaldo décédée la nuit dernière", "Arnold Khoroshilov était conducteur lors du tragique accident", "Un mort, un blessé... Et un bébé?". Les journaux s'en donnaient à coeur joie dans les jours qui suivirent l'accident. Arnold et Louisa étaient connus à Novosibirsk. Cet accident tragique faisait les manchettes. D'autant plus lorsque la population découvra que l'enfant survécu.

Cet enfant? C'était moi. Praskovia Helenn Khoroshilov. Lorsque ma mère et mon père furent transportés d'urgence à l'hôpital, les médecins réussirent à m'extirper du corps sans vie de ma mère. Quel évènement tragique. Ils se félicitaient de leur exploit: sauver le bébé malgré le décès de la mère. Mais ils savaient que ce n'était pas terminé. La nuit ne faisait que commencer, et mon père, Arnold, était entre la vie et la mort.

Je vais vous épargner le reste des détails. Ce n'était pas du tout merveilleux comme début de vie. Je peux par contre vous dire que mon père a survécu, sans trop de problématiques. Il a été dans un coma pendant 3 semaines. Puis il s'est réveillé. Il avait oublié tout de l'accident. Les médecins ont du lui annoncer le décès de ma mère, Louisa. Et ma naissance. Il apprit que le 17 juin 1992 fut la date de décès de ma mère, mais aussi la date de ma naissance.



J'ai grandi sans trop de problématiques. Mon père prenait soin de moi, il avait si peur de me perdre. Je crois que je lui rappellais ma mère. Il l'avait tellement aimé. Par contre, je crois aussi qu'il avait de la difficulté à me garder près de lui. Je crois que ça lui faisait mal de me voir grandir sa ma mère, et de se souvenir qu'il était le conducteur de la voiture, qu'il était responsable. Ce n'est donc pas une surprise lorsque je vous annonce qu'il m'envoya dans un pensionnat pour mes études dès mon plus jeune âge. J'avais cinq ans lorsqu'il m'amena à Moscow. Il m'avait inscrit à l'École Lomonosov. C'était une académie réputée pour son curriculum des plus pointilleux. J'habitais donc là-bas à l'année, et je revenais à Novosibirsk durant le temps des fêtes et durant les vacances d'été.

J'aimais bien Lomonosov. C'était strict, mais j'apprenais beaucoup. Je me suis fait des amis rapidement. Il y avait beaucoup d'autres enfants qui étaient ici à l'année. En première année, alors que j'avais six ans, je rencontrai Alexei. Il devint vite mon meilleur ami. Nous faisions tout ensemble. On jouait des tours aux professeurs parfois. Il venait aussi d'une situation familiale très intéressante. Son père était décédé, et il avait six frères et soeurs. Donc sa mère l'avait envoyé en pensionnat car elle n'avait pas trop le temps de s'occuper de lui à la maison.


Les années avancèrent. J'avais quinze ans et j'étais en dixième année. Lomonosov était devenu mon chez-moi. Je connaissais l'endroit par coeur. Les employés étaient désormais comme ma famille, ils m'avaient vu grandir. Je retournais chez mon père, à Novosibirsk, quelques fois durant l'année, mais je finissais toujours par m'ennuyer de Moscow. La capitale russe m'avait enchantée. Et Alexei était toujours à Lomonosov aussi. Et il m'avait aussi enchanté. En début de dixième année, j'avais réalisé que j'aimais Alexei peut-être plus qu'en ami. Et je m'étais décidée de lui dire. À ma grande surprise, il se sentait de la même façon. Nous avions donc décidé de sortir ensemble. Nos amis communs étaient plus qu'heureux. Ils trouvaient que nous allions bien ensemble. Moi aussi, d'ailleurs. J'aimais vraiment Alexei. Je le voyais comme étant mon âme soeur. Mais c'est ce qu'on dit habituellement de notre premier amour, et j'avais seulement quinze ans.


Alexei et moi, ça allait bon train. On était ensemble depuis pratiquement deux ans lorsque nous arrivions à la douzième année. Notre dernière année à Lomonosov. Nous devions décider où nous irions par la suite. C'était une grande décision, d'autant plus que nos aspirations n'étaient pas alignées. C'est là que les problèmes débutèrent. Les chicanes se faisaient de plus en plus présentes, toujours entourées de discussions vagues sur la prochaine étape. Alexei voulait rester en Russie. Je cherchais un nouveau départ. Je voulais plus que ce que notre pays natal pouvait nous offrir. Alexai ne comprenait pas ça. Ou peut-être que oui, mais il ne voulait pas l'admettre. Je ne saurai jamais, je crois. Plus le temps avançait, plus notre relation s'éloignait. On ne se voyait plus autant souvent, malgré le fait que nous habitions dans le même dortoir. On ne faisait plus d'efforts. Nous avions abandonné notre amour, en un sens. En novembre 2010, nous avons décidé de prendre le temps de discuter de nos objectifs, et de où nous souhaitions aller l'année suivante. Nous avons décidé de laisser nos malentendus de côté, et de travailler sur notre couple. On s'aimait, on savait au moins ça. Je lui ai donc annoncé que j'avais appliqué pour Columbia University, Stanford University, et Yale University, aux États-Unis. J'avais envie de changement, d'un nouvel endroit, d'une nouvelle vie, loin de la Russie. Il m'a dit qu'il m'appuyait dans cette décision, et que nous allions trouver un moyen de faire fonctionner la longue distance durant ces quatre années. Il m'a répété qu'il m'aimait, et qu'il voulait que je sois heureuse.

J'aimerais vous dire qu'il avait dit vrai, mais je vous mentirais. Peut-être qu'il le pensait à l'époque, je ne sais guère...


Août 2011. Le mois de mon grand départ vers les États-Unis. J'avais été admise dans la prestigieuse université Columbia, dans le programme de sciences commerciales avec une majeure en finances. J'allais donc finalement quitter la Russie, comme je l'avais espéré. J'aimais la Russie, et j'adorais Moscow et Novosibirsk, mais je voulais du changement. Je voulais une nouvelle aventure.

Alexei prit l'avion avec moi en direction de New York. Il venait passer deux semaines pour m'aider à m'installer dans les résidences et à trouver mes repères. Il allait ensuite retourner à Moscow, où il débuterait un programme en ingénierie civile à Lomonosov Moscow State University, la plus prestigieuse du pays. J'étais heureuse pour lui, et il semblait heureux pour moi. Tout allait à merveille. Nos vies respectives débutaient enfin.  


Le rêve fut très court. Et ce fut un réveil brutal. J'avais ma semaine de lecture à la fin octobre, et j'avais décidé de surprendre Alexei en lui rendant visite à Moscow pour la semaine. Et c'est à ce moment que mon univers tomba en des millions de petits morceaux. En arrivant chez lui (j'avais sa clé), je l'ai vu avec une autre fille. Et je l'ai reconnue, cette fille. C'était Darya. Une fille qui était allée à Lomonosov avec Alexei et moi. J'avais toujours pensé qu'elle avait un intérêt envers Alexei, et maintenant c'était confirmé. Ce que je n'avais jamais su, c'est que lui aussi avait un intérêt envers elle. Je me suis effondrée au sol. J'étais incapable de réaliser ce que je venais de voir, je me sentais trahie. J'étais dévastée. J'entendais Alexei et Darya s'excuser, me dire que c'était une erreur, que ce n'était pas ce que je pensais. Mais je savais que c'était faux. Je le sentais. Après quelques minutes par terre, entourée de Darya et Alexei, je me levai finalement, et je quittai l'appartement sans rien dire. Je ne voulais pas démontrer aucune émotion. J'étais forte. J'étais la fille de mon père. J'étais capable de foncer dans l'adversité.

Sur le vol de retour, en direction de New York, je me promis de ne plus tomber en amour. Ça faisait trop mal. J'avais tout misé sur notre couple. Je croyais qu'Alexei et moi, ce serait à tout jamais. Je ne savais pas que ça aurait une date de fin. Je ne savais pas qu'il me trahirait ainsi. Et moi qui l'avait cru. Je me sentais ridicule.

Les semaines passèrent à New York. Je mettais des efforts sur mes études. Je n'avais plus la distraction d'Alexei et des fuseaux horaires. J'excellais dans tous mes cours. Je réussi même à me convaincre qu'une carrière avait plus de valeur qu'une relation et qu'une famille. J'étais anéantie, mais je ne voulais pas l'avouer.


Mon premier été à New York, je le passai à faire un stage non-payé dans un firme d'investissements financiers. J'adorais le boulot, et je trouvais grandement gratifiant de pouvoir travailler auprès de grands noms du secteur financier. J'étais sur Wall Street. Je vivais le rêve. Je travaillais des heures de fous, mais ça ne me dérangeait pas. Les heures que je travaillais, je ne pensais pas à quel point j'étais seule sans Alexei. Et à tous les plans que nous avions prévu faire au cours de l'été.


Les années à Columbia passèrent. J'adorais New York et le train de vie que j'avais développé. J'avais conservé ma décision de ne plus tomber amoureuse. J'avais remplacé le vide amoureux par des amis "avec bénéfices". Ça fonctionnait bien pour moi. Il n'y avait aucune attente, et c'était plaisant. Je sortais souvent les week-ends, et parfois les soirées étaient un peu trop arrosées. J'avais découvert les joies de l'alcool, et même celles de certaines drogues. Rien de trop fou, je n'étais pas dépendante. Mais je me déchainais les fins de semaine sur le plancher de danse de plusieurs clubs. J'aimais m'évader. Je parlais avec mon père de temps à autres, mais il trouvait que j'agissais d'une façon peu mature pour une fille de mon âge. Il voulait que je retourne en Russie. J'ai dit non. J'étais bien à New York. J'allais bien. Je lui ai dit de ne pas s'inquiéter.


Avril 2015. Graduation de Columbia. Malgré toutes mes débauches de week-ends, j'ai réussi à graduer avec honneurs. J'ai même décroché un emploi au sein de la bourse de New York, en tant que courtière d'actions. Un métier grandement prisé et très dur à obtenir. J'étais aux anges. Ma vie allait bien, je réussissais tout. Mais je ressentais un vide. Je n'avais pas vraiment d'amis à New York, seulement des gens pour sortir dans les bars ou pour avoir un peu de plaisir. Et partout où j'allais, je voyais encore Alexei. Je repensais aux deux semaines qu'il avait passé avec moi à New York. Ça me brisait le coeur à chaque fois. J'aurais cru qu'après quatre ans, les choses iraient mieux. Mais non. Je l'aimais toujours autant. Et j'étais toujours autant blessée.


Après huit mois à tenter de continuer de vivre à New York dans un train de vie rapide et remplis de débauches, j'ai décidé qu'il était temps pour moi de reprendre contrôle de ma vie. De finalement me calmer, de prendre le temps de vivre sans avoir à sortir tous les week-ends. Je voulais commencer une nouvelle vie.

La bourse de New York venait d'ouvrir des bureaux à distance à Détroit, et personne ne voulait y aller. J'ai donc décidé d'offrir mes services pour le nouveau bureau. Mon employeur était ravi. Et moi aussi. J'allais enfin avoir une nouvelle vie. Je ne voulais par contre pas déménager à l'intérieur de la ville. Je voulais échapper à la vie chaotique que j'avais bâti à New York, et habiter en ville ne m'aiderait pas. Après plusieurs recherches en ligne, j'ai trouvé une petite maison à louer à Marple Spring, une petite communauté pas trop loin de Détroit. J'ai donc décidé de m'y installer et de me rendre à Détroit lorsque nécessaire pour le travail. Ma nouvelle vie allait enfin débuter.


Mai 2017. Ça fait désormais plus d'un an que je suis ici, à Marple Spring. J'aime bien l'endroit, c'est chaleureux. J'ai fait des connaissances et je me suis impliquée dans la communauté. Je ne sors plus autant, et j'ai même repris mes passions musicales et littéraires. Je me sens renaître, mais les souvenirs d'Alexei restent toujours dans mes pensées, et quelques fois, je ne peux rien faire d'autre que tenter d'oublier... Avec un verre ou deux, et quelques pilules.

On dit qu'on ne se remet jamais vraiment de son premier amour. C'est certainement mon cas.