Monday left me broken

L'enfance ∾
De ton enfance, tu ne gardes presque aucun souvenir. Presque. Juste un en fait : ces bonbons roses que tu prenais pour des médicaments, que tu gobais par poignées. Et une phrase répétée encore et encore, les mains jointes au ciel dans une prière muette. Faites que ça s'arrête. Faites que tout s'arrête. Par pitié. Huit ans à peine et déjà les idées noires. Ton esprit comme une toile vierge parsemée de taches d'encre, qui s'étendent progressivement jusqu'à posséder leur proie. Toi.
Dévorée par tes démons. La peur de l'abandon.

Tuesday I was through with hoping

Souvenirs ∾

19/09/2004

Cher Journal,
C'est la première fois de ma vie que je me lance dans cette... Expérience, qu'est la rédaction d'un journal intime. Pour être honnête, toute cette histoire me barbe profondément. Une idée de Carole - ma mère - pour que je garde une trace de toutes les "aventures" qui pourraient m'arriver en Suède (et ailleurs). La barbe. Je ne serais jamais assez rigoureuse pour te tenir à jour. Tu finiras par tomber dans l'oubli, et je ne m'en voudrais absolument pas de t'abandonner de la sorte. Je ne sais même pas pourquoi j'utilise le pronom "tu" ! Franchement, comme si je m'adressais à quelqu'un.
Selon Carole, tout bon journal se doit de commencer par une petite présentation de son possesseur - en l’occurrence moi - et de sa famille. Alors au boulot !
Je m'appelle Briséis (mais je préfère Brise). J'ai onze ans et je vis à Paris... Du moins, je vivais à Paris. Mais je me trouve actuellement dans un avion à mi-chemin entre la France et la Suède. Qu'est-ce que je pourrais bien rajouter... J'adore lire. C'est fou ce qu'on peut apprendre dans de vieux bouquins poussiéreux. Et cela ne se sent sûrement pas dans mes écrits mais j'adore dessiner.
Je vis avec Carole et Olivier, mes parents. Et oui, je les appelle par leurs prénoms. Au début, cela les agaçait fortement. Mais ont fini à s'y faire. J'ai dû mal à les considérer comme mes parents en fait... Enfin, c'est comme s'il y avait une barrière entre les faits (biologiquement, ce sont mes parents) et l'esprit (ils se comportent comme des parents).
Oups, je commence à avoir la nausée. Les transports, ce n'est pas mon truc. Et encore moins lorsqu'il s'agit d'un avion punaisé en plein milieu du ciel et prit dans des turbulences.
Je crois que je vais vomir.

Wednesday my empty arms were open

Les voyages ∾
Ta chambre, ça te fait mal au cœur de la voir dans cet état. Sans âme, sans vie. Envolé le bureau, le lit, les multiples bibliothèques et les peluches-licornes qui s'entassaient dans les coins. Demeure un grand vide, impénétrable, aussi profond qu'angoissant. Une main vient se poser sur ton épaule. Tu n'as qu'une envie, c'est de rompre ce contact. Même si tu n'en fais rien pour ne pas agacer tes parents, tu n'en penses pas moins. Ils t'arrachent à ta chambre, ta maison, ta ville, ton pays. Et pour ça, tu les détestes. L'avenir ne t'a jamais semblé aussi incertain. Effrayant.
— Allez, ça te fera du bien de changer d'air.
Ta mère et sa voix froide. Pleine de bonnes intentions, mais aussi glacé que le vent qui vous attend là-bas. Scandinavia. C'est trop pour toi. Le long de tes joues se mettent à couler des larmes. Brûlantes. Qui laissent un sillon douloureux, écarlate, sur tes joues translucide. Tu serres les dents. Tu voudrais serrer autre chose contre toi, pour te rassurer, mais toute ta vie se trouve dans des cartons. Possessions dérisoires. Alors tu restes droite, les bras vides.
— Et puis, la Suède est un pays magnifique. Tu t'y plairas.
Cette fois, c'est ton père qui s'y met. Puis il t'entraîne vers la voiture sans ménagement. Bouclé à l'arrière, tandis que ton chez-toi se transforme progressivement en un point parmi tant d'autres. Pleurer. Crier. Protester. Bouder. Tu sais que cela te ferait du bien. Que cela soulagerait le poids sur tes épaules. Mais tu ne dis rien. Et tu sens quelque chose se briser en toi.
— Allez Briséis, fais-nous ton plus beau sourire. Là, comme ça.
Regard scrutateur dans le rétroviseur. Tu peines à rehausser le côté gauche de tes lèvres, puis le droit. Sourire malade. Sourire faux. Docile pourtant. Mais tu ne peux détacher tes yeux azur de l'horizon qui s'éloigne. De ta ville natale qui disparaît. Noyée par un flot tumultueux de sentiments. Déracinée de la seule chose que tu aies jamais connue. Ton chez-toi, le seul et l'unique. Paname mon amour et pour toujours. Ce jour-là, c'est une promesse que tu lui fais.
Une promesse qui t'aidera à tenir bon dans toutes les étapes de ta vie. Tous les déménagements successifs que t'imposeront tes parents, archéologues de bas étages. Allemagne. Chine. Égypte. États-Unis. Russie. Thaïlande. Tu ne peux nier une chose : c'est voyages t'ont permis d'acquérir une richesse culturelle colossale. Mais à quel prix ?

Thursday waiting for love

Le lycée ∾
Tu te sens comme une pestiférée. Le self est plein à craquer, les tables surchargées, le brouhaha constant... Sauf autour de toi. Peut-être que t'es paranoïaque, peut-être que tu te fais des idées, mais t'as l'impression d'être totalement abandonnée. Entourée par des nuées d'épines qui te coupent du reste du monde. De tous les endroits dans lesquels tu as vécu, finalement, le pire c'est peut-être ton retour à Paris.
— Ça va ?
Le duvet de tes bras se hérisse tandis qu'un visage rougeaud, ridé, se penche vers toi. Sourire carnassier sur les lèvres. Mains jointes dans le dos. Madame Chevalier, la pionne surveillante en chef. Un mètre cinquante de frustration, obligée de rabaisser ses élèves pour essayer d'aimer sa vie. Tu ne peux pas la voir en peinture, tout comme le reste de fichu lycée. Sans attendre ta réponse, elle reprend.
— Je te vois souvent manger seule. Comme tu es nouvelle, je dois veiller à ta bonne intégration au sein du lycée. Alors, où sont tes amis ?
Tu poses ta fourchette sur la table et plantes tes yeux dans les siens. À défaut de réussir à t'intégrer, qu'on te foute la paix. Purement et simplement. Tu préfères l'ignorance à la complaisance, et de loin. Mais ce n'est pas le genre de réflexions que l'on peut se permettre de cracher à la figure de Madame Chevalier... Nul doute que certains élèves ne s'en priveraient pas, ce n'est pas ton cas.
— Parties.
Mensonge. Tu manges seule tous les midis depuis deux mois que tu es ici. Et ce n'est pas prêt de s'arranger. Remarque, pas sûr que tu en aies franchement envie. Mieux vaut être seule que mal accompagnée. Jusqu'à votre retour à Paris, tu aurais tué pour un peu de compagnie. Et puis tes parents se sont mis à s'intéresser à toi. Brusquement. Tu as détesté ça.
— Où donc ?
Elle ne te croit pas. Et elle a bien raison. Tu refuses de te laisser démonter par ce mini Napoléon en talons aiguilles et jupe crayon. Quand bien même, penchée vers toi de la sorte, elle soit particulièrement intimidante.
— En classe. Nous ne... Nous ne sommes pas dans la même classe.
Madame Chevalier hoche la tête, rajuste son chignon et ses lunettes sur le bout de son nez aquilin.
— Très bien. N'hésite pas s'il y a quoi que ce soit.
Tu baisses les yeux vers ta purée, verdâtre sous les néons.
— Oui. Merci.
Lorsqu'elle a disparu, tu avales une bouchée. Puis une autre. Et encore une autre. Manger est la seule chose qui te procure encore du réconfort. Un peu du moins. Alors tu consommes, tu dévores, tu grignotes ce qui te tombe sous la main. Le médecin s'inquiète : tu as pris sept kilos en un mois, "ça fait beaucoup" qu'il t'a dit. "C'est sûrement une phase d’adaptation. Tu dois être toute chamboulée pas ce déménagement." Un de plus. Un de moins. Tu retournes le voir la semaine prochaine.

Thank the stars it's Friday

La faculté ∾
La boule au ventre, tu pousses les portes de l'Université. Licence de Lettres Modernes. Tu ne sais pas trop comment tu as atterri ici. Les mystères de l'orientation. Mais rien ne pourrait être pire que le lycée de toute façon, alors tu as décidé d'en prendre ton parti. Tu lisses ta robe bleue marine de tes paumes moites avant de regarder autour de toi, complètement déboussolée. Où aller ? Quoi faire ? Tu as l'impression de te retrouver propulsé dans un nouveau monde sans filet.
Sans trop savoir comment, tu te retrouves happée dans un groupe de nouveaux étudiants. Le Bureau Des Élèves vous fait visiter les locaux. Pour chaque salle, chaque matière, chaque professeur, une petite phrase humoristique, ou deux, histoire de détendre l'atmosphère. Puis ils vous emmènent dans le jardin où un petit goûté a été organisé spécialement pour vous. Le geste te met du baume au coeur.
D'anciens élèves font le tour pour souhaiter la bienvenue à tout le monde. L'atmosphère est joyeuse, détendu. Pourtant, une part de quatre-quarts à la main, tu regardes les autres. Tu as l'impression d'être loin. Encore et toujours. Loin du monde et loin des autres. Tu prends une profonde inspiration, ravales ta tristesse et ton mal-être. C'est le premier jour ! Le moment où jamais de trouver ta place, d'aller vers les autres. Hors de que question que tu refasses la même erreur que la dernière fois.
— Salut ! Moi c'est Maya !
Un visage rayonnant, entouré d'une cascade de cheveux blonds, fait son apparition devant toi. Tu sursautes et laisses glisser ta part de gâteau. L'inconnue la rattrape de justesse avant de te la tendre en souriant.
— Pardon, je ne voulais pas te faire peur. Il y a tellement de monde, je ne sais plus où donner de la tête. Tu t'appelles comment ?
Un vrai moulin à paroles. Sa bonne humeur est contagieuse, tu laisses échapper un petit sourire.
— Briséis... Mais tu peux m'appeler Brise. J'ai l'impression de me faire enguirlander sinon.
Maya hoche longuement la tête.
— Briséis, c'est vachement original ça comme prénom.
— Merci. Maya... C'est joli aussi.
À peine as-tu réussi à finir ta phrase que deux autres personnes viennent se joindre à vous. Une grande rouquine avec un tee-shirt d'Aerosmith. Un brun aux cheveux longs ; probablement plus que les tiens en tout cas.
— Hello !
— Coucou !
Mécaniquement, vous vous êtes disposés en cercle. Et les mots, les questions fusent. Naturellement. Pour la première fois de ta vie, tu te sens à ta place. Entourée de gens qui te ressemblent, partagent les même centres d'intérêt que toi. Tu te surprends à rire, à hausser le ton ou au contraire à approuver avec véhémence... Bref, tu t'exprimes pour la première fois de ta vie. Sans crainte du jugement.
Une petite tête se fraye un chemin jusqu'à ta gauche avant de te gratifier d'un sourire radieux.
— Salut ! Je m'appelle Clelia !
Ça promet. Toute cette cacophonie à le don de te combler de joie et de t'effrayer à la fois.

I'm burning like a fire gone wild on Saturday

La dépression ∾
La salle d'attente est blanche. Très blanche. Trop blanche. Et oppressante. Tu détestes venir ici. La simple idée de devoir prendre rendez-vous suffit souvent à guérir ta crève. Pas cette fois. Tu distingues des bruits de pas sur le parquet, puis la silhouette enrobée et amicale du Dr. Durand apparaît dans l'encadrure de la porte.
— Bonjour Mlle. Rosier.
Tu te lèves mécaniquement pour lui serrer la main.
— Dr. Durand.
Il t'invite ensuite à rejoindre son cabinet. La tête basse, les jambes trainantes, tu vas t'asseoir sur l'un des fauteuils qui font fasse au bureau. Tu ne voulais pas venir, mais une fois n'est pas coutume tes parents ne t'ont pas laissé le choix. Parce que, depuis quelque temps, tout fout le camp dans ta vie.
— Alors, qu'est-ce qui vous arrive ?
Tu fais conneries sur conneries : te bourrer la gueule jusqu'à cinq heures du matin à n'en plus pouvoir rentrer, inciser la peau blanche de tes avant-bras pour voir le sang couler, fumer tout ce qui te passe sous la main comme un sapeur pompier, arrêter de manger. À la recherche de sensations. D'un extrême à l'autre. Tu hausses les épaules.
— Je ne sais pas... Je suis comme anesthésié.
Il prends quelques notes sur son calepin sans te regarder. Consulte ta "fiche patient".
— Et bien, j'ai l'impression que vous me faites une petite d... de derrière les fagots Brise.
Tu ne comprends pas. Le monde s'effondre autour de toi. Toutes ces dernières années à souffrir le martyr ! Jamais plus de deux ans au même endroit. Seule et invisible dans la foule. Mal dans ta peau, dans tes kilos en trop. Plusieurs fois tu as pensé à en finir, à mourir. Mais tu n'as jamais franchi le cap, tu as réussi à rester forte et à continuer d'avancer. Alors...
— Dépression ?
Maintenant que tu as tout pour être heureuse : des études qui te plaisent, des notes excellentes, des amis adorables et une petite-amie rayonnante... Peut-être que tu n'es pas faite pour être heureuse finalement. Peut-être que tu n'as pas été programmé pour ça. Peut-être que toute ta vie durant tu passera à côté sans le ressentir vraiment. Anhédonie.
— Oui, mais ça se soigne bien. Je vais vous prescrire des médicaments pour chasser ces idées noires.
Il veut te droguer. Pour que tu ailles mieux. C'est ça sa solution ? Résoudre un mal par un autre ? L'ironie de la chose te ferait presque rire. D'un côté, tu es soulagée de savoir que tout ce que tu ressens est normal. Que ce n'est pas de ta faute si tout part à vau-l'eau, parce que tu es malade. De l'autre, tu as peur. Dépression. Dix lettres qui te tétanisent, te glacent de l'intérieur.
— Vous avez besoin d'un cadre stable et rassurant. Parlez-en à vos proches, ils pourront vous épaules.
Tu hoches la tête avant de prendre congé.
Tu sais ce qu'il te reste à faire maintenant. Pour ton bien, ta santé mentale, ton avenir. Tu as passé bien trop d'années à courber l'échine, à prendre sur toi pour rendre dans le cadre. Il est temps de laisser derrière toi ton ancienne vie, préformatée par le moule parentale. Ne pas décevoir. Au point d'en devenir malade.
Partir. Loin.

Guess I won't be coming to church on Sunday

Le renouveau ∾
Plier les vêtements. Jeter les babioles. Emballer les livres et envelopper les tasses. Tu y es depuis ce matin, et tu commences tout juste à en voir le bout. Les piles difformes qui t'entouraient quelques heures plus tôt ont désormais grandement diminué. Tu pourrais t'en féliciter, mais tu n'as pas le temps pour ça. Pour la première fois de ta vie, tu n'as qu'une hâte : en finir avec ce déménagement. Quitter cette maison de malheur dans laquelle tu pourrit depuis deux ans.
Ton départ, tu l'as soigneusement préparé. Depuis que le diagnostic est tombé. Un sweat de Green Day ? Dans la valise. Un tee-shirt I Bangkok ? À la poubelle. Tu t'actives pour tout boucler. Avant que tes parents reviennent de vacances : après-demain, à 12 heures. Mais si tout se passe bien, à ce moment-là, tu seras déjà loin. Tu ne les as pas prévenu de ton départ, ils n'auraient jamais approuvé. Pire, ils auraient pu vouloir t'en empêcher. Ils ne sont pas méchants au fond, ils veulent t'offrir un "cadre stable" pour aller mieux.
Selon toi, un "cadre stable", c'est la seule chose qu'ils ne pourront jamais t'offrir. Parce qu'ils bougent tout le temps, incapable de passer plus de deux ans au même endroit. C'est leur faute si tu en es là aujourd'hui... Du moins en partie. Tu ne peux réprimer le sourire se peint sur tes lèvres en voyant le billet d'avion coincé dans la poche de ta chemise. Fini l'anhédonie.

∾∾∾

C'est l'heure. Ton coeur bat trop vite. Ton coeur bat trop fort. Mais il bat. Pour la première fois de ta vie, tu te sens vivante. Heureuse. Cette léthargie dans laquelle tu semblais flotter depuis des années. Cette souffrance de chaque instant qui t'empêchait d'avancer. C'est fini. Bel et bien fini. Tu es libre à présent, libre de tes mouvements. Ton téléphone se met à vibrer dans ton sac-à-dos. Papa. Ils doivent être rentrés à la maison à l'heure qu'il est, et se demander où tu es passé. Tu leur a laissé un mot sur le frigo, mais pas sûr que ce soit suffisant. Qu'importe, il est hors de question que tu répondes.
— Prochain départ pour Détroit, embarquement immédiat porte G.
C'est pour toi. Tu prends une profonde inspiration avant de te diriger vers la porte en question. L'hôtesse de l'air t'observe un bref instant, vérifie ta carte d'embarquement, puis t'invite à rejoindre l'appareil. Et tout en avançant dans le couloir, une phrase te vient à l'esprit : "aujourd'hui est le premier jour du reste de ma vie."