∾ please, don't leave me ∾
Lorsque tu ouvres les yeux, la première chose que tu remarques c'est un bout de papier sur ta table de chevet. Tu te redresses doucement avant d'attraper l'enveloppe. Du bout des doigts, tu effleures ton nom écris d'une plume maladive. Isaac n'a jamais su écrire proprement... Et il est partie, finalement. Cela faisait un petit moment que tu t'y attendais. Mais tu aurais préféré qu'il t'en parle de vive-voix plutôt que de t'écrire une foutu lettre ! Tu la déplies soigneusement.
Ma Kenzie adorée,
Lorsque tu liras cette lettre, je serais déjà partie. Te dire au revoir de vive voix m'aurait été insupportable, j'en aurais probablement abandonné mon projet. Mais je ne peux m'y résoudre. Tu le sais bien, depuis tout petit, je rêve de rejoindre l'école millitaire.
Papa et maman rêvaient mieux pour moi. Ils m'imaginaient avocat de renom ou chirurgien. Mais quoi qu'il mon coûte, je compte bien aller au bout de mon projet.
Ne m'en veux pas de partir ainsi comme un voleur au beau milieu de la nuit. Tu continueras à recevoir tes lettres hebdomadaires, et ne te fais pas prier pour répondre pour une fois !
Tu trouveras ci-joint un petit cadeau qui te permettra de ne pas m'oublier... Du moins, je l'espère. Je sais combien que tu adores les bagues de chez Tiffany, alors voilà.
Isaac
C'est bien ce que tu disais, même pas le cran de t'annoncer son départ pour l'école militaire en face ! Ni une ni deux, tu t'empares de ton téléphone. Celui qu'il t'a offert l'année dernière, pour célébrer ton treizième anniversaire.
De : Ken
A : Ike
Crétin ! Je t'aime <3
Tu reposes ton téléphone sur la table de chevet, et puis tu replis tes genoux contre ta poitrine. Tu te sens... Vide. Oui, c'est le mot juste. Tu te sens vidée de l'intérieur. Ton grand-frère, c'est celui qui te câline quand tu as le morale dans les chaussettes. Qui te conseille quand tu es perdue. Qui te protèges contre les autres. Leurs regards dures et leurs propos blessant. Parce que pour eux, tu es un monstre. Un appareil dentaire, quelques kilos en trop et des cheveux bouffants font de toi un "boudin" à leurs yeux.
Tu sens une larme couler le long de ta joue. Sans Isaac, tu as peur. Tu es incapable de te débrouiller toute seule. Et puis, tu ne peux pas vraiment compter sur tes parents. Ils travaillent vingt-quatre heures sur vingt-quatre à l'usine pour économiser pour tes études. Ils ont déjà assez de problèmes comme ça.
Tu regardes les photos qui ornent les murs de ta chambre. Isaac. Tes parents. Et ton reflet dans le miroir. Alors tu te dis que tu vas changer. Que pour ceux que tu aimes, pour ne pas les inquiéter, tu vas devenir quelqu'un.
∾ love you like a love song ∾
Meredith.
Elle s'appelle Meredith.
Les yeux doux, pétillants, la taille gracile et une cascade de boucles brunes qui se déverse dans son dos. C'est la plus belle femme que tu aies jamais rencontré. Comme à chaque fois que tu la croises dans les couloirs du lycée, tu sens ton rythme cardiaque s'accélérer. Et tu ne peux t'empêcher de la dévisager... Elle te coupe le souffle.
« Hey, Kenzie, tu rêvasses la limace ? »Tu secoues énergiquement la tête avant de te retourner d'un bloc. Kimberley, ta "meilleure-amie", te détaille de la tête au pied, un sourire sarcastique sur les lèvres. A sa gauche, Beverly et Brittany rient sous cape en se donnant des coups de coude. Tu lèves les yeux au ciel avant de renchérir.
« La ferme vous deux. Faudrait penser à se bouger, l'entraînement va bientôt commencer. »« Et c'est la nana qui passe trois plombes à suivre un cadavre des yeux qui parle ? »Grillé. Tu as l'impression de t'être grillée toute seule. Comme une grande. Tes sentiments se lisent sur ton visage comme sur un livre ouvert. T'as jamais vraiment été du style à jouer la comédie ou à mentir. Tu en pinces pour cette fille. Cette Merry.
Mais t'arrives pas à la cacher. Les filles avec lesquels tu traînes tous les jours, c'est un sacré noeud de vipères. Le genre qui ne supportes pas la différences, que t'as jamais pu supporter. Inutile de le nier, t'as tout fait pour leur ressembler, en apparence du moins. Mais au fond de toi, t'es pas comme ça, t'y arrives.
Dans les mots de Kim, tu as ressentit toute sa hargne. Toute sa colère. Elle est jalouse, ça crève les yeux. Et t'aimerais bien la remettre à sa place. Sauf que Kim, c'est un peu comme la reine des abeilles. Celle qui mène la danse. La cheftaine des cheerleaders, la petite-amie du quaterback de l'équipe de football américaine... Ce qu'elle veut, le lycée tout entier le veut. Te la mettre à dos, oser la contrarier, se serait tirer un trait à tous ces efforts que tu as fait pour te bâtir une réputation. Alors tu te couches. Tu rejoins à son avis.
« Mais c'est pas ma faute, elle m'insupporte cette fille. Pour qui elle se prend, hein ? »Tout le groupe semble approuver tes dires. Ca te brise le coeur de devoir critiquer Merry de la sorte, mais t'as pas le choix. Pourtant, tu sais qu'elle est un ange tombée du ciel. Pas plus tard qu'avant-hier, t'as loupé le bus. Il pleuvait des cordes. Litres d'eaux gelés. Tu claquais des dents sous la pluie. Elle rentrait chez-elle en voiture, elle t'a prise en stop et t'as raccompagné. Elle t'a fait couler un bain chaud parce que tu devenais bleu de froid et que tes sois-disants amies avaient séché la dernière heure de cours pour aller faire du shopping au centre-commercial. Elles comptaient sur toi pour rattraper les cours. Et Merry, avant de partir, elle t'a embrassé. Un simple baiser. Sur la commissure des lèvres.
Fugace et irréel.
Le seul et l'unique avant qu'elle disparaisse de ta vie.
∾ suffer and pain ∾
« Mademoiselle Tempel… »Tu regardes à gauche. A droite. Paniquée. Mais qu’est-ce que c’est que tout ce bordel ! Tu es dans une pièce blanche. Tellement aseptisé qu’elle en devient étouffante. Deux chaises, une petite télé et une porte à l’autre bout. Une odeur de désinfectant te picote le nez. L’hôpital. Mais comment diable as-tu atterri ici ! Tu veux te redresser, mais impossible. Ton corps est lourd. Douloureux.
« Mademoiselle. S’il vous plaît mademoiselle… »Tu lèves la tête vers lui. Le coeur battant. L'estomac noué. Sans savoir pourquoi, tu appréhendes. La dernière chose dont tu te souviennes, c'est de ce foutu rendez-vous chez le gynécologue avec Ethan. Et puis une douleur atroce dans le bas-ventre. Tu te souviens d'avoir sentie tes jambes se dérober sous toi, et un cri strident raisonner dans ton crâne.
Le médecin s'assoit à tes côtés. Tu le regardes sans comprendre.
« Je suis malheureusement porteur d’une bien mauvaise nouvelle. Vous... Vous avez fait une fausse-couche. Vous avez perdu votre bébé. »Tu restes immobile quelques secondes. Tu ne comprends pas. Tu ne veux pas comprendre. Un voile glacé t'étreint tandis que tu fixes avec obstination le drap qui recouvre ton ventre. Tu sentis des larmes dégouliner le long de tes joues pâles. Une douleur sourde. Muette. Violente. T'emporte progressivement. Tu voudrais pouvoir crier, laisser libre cours à ton chagrin. Tu enfouis ta tête dans tes mains. C'est une mauvaise plaisanterie, ce n'est pas possible ! Ce bébé... Ton bébé. La chair de ta chair.
Froideur sans nom.
∾ back in town ∾
Enveloppés dans un manteau en laine, et malgré sa double épaisseur de vêtements, tu frissonnes de froid… Mais pas que. Tu longes le quai de la gare en direction de son compartiment, le coeur lourd. Ce n’est pas la première fois que tu prends le train pour Marple Spring, mais cette fois-ci elle n’a pas de billet retour. Les remords t’assaillent par vagues successives, sournoises et pernicieuses. Tu regrettes d’avoir tant rêvé de quitter le garage pour voler de ses propres ailes, parce que maintenant que tu es sur le point de le faire tu as l’impression d’abandonner ton mentor.
« Ken, c’est ici ma belle. »Une voix te tire de ta rêverie. Effectivement, wagon dix-sept, c’est là que tu dois monter. Tu t’arrêtes net, inspires profondément puis te retourne vers Johna. Visage pâle et émacié. Tu le prends dans tes bras et le serres contre toi de toutes ses forces.
« Ne t’inquiète pas, tout va bien se passer. »Ce dernier essuie furtivement ses yeux voilés de larmes avant de glisser une mèche noire corbeaux derrière l’oreille de apprentie.
« Je n’en doute pas la gosse, je n’en doute pas. »Un tintement strident retentit. Il est temps de monter dans le train. Tu déposes un ultime baiser sur la joue de ton maître avant de hisser ta valise dans le train. Puis, après un dernier signe de la main, tu pars à la recherche de ton siège. À peine t'es-tu installée que le train quitte la gare. Tu visses alors tes écouteurs dans tes oreilles et te lances dans la lecture du pavé que tu a emmené avec toi :
World War Z. Tout pourvu que tu n’aies pas besoin de trop réfléchir.
Rapidement, tu sens que le vague à l'âme te submerges. Tu ne veux pas rentrer. Tu sais que tu n'as pas le choix, Ike compte sur toi pour le mariage. Mais toi, est-ce que tu as pu compter sur lui quand tu en avais le plus besoin ? Quand tu as perdue
Crevette ? Tu observes le paysage qui défile sous tes yeux. Des champs parsemés de neige. Des lacs glacés. Souvenirs cristallisés. Au bout d'une heure pourtant, tu finis par t'endormir, la tête appuyée contre la vitre.
Le soleil est quasiment couché quand tu te réveilles, doucement secouée par ton voisin de compartiment.
« On est arrivé. »
« Oh... Merci. »
« Pas de quoi. » Il enfile sa veste avant de sortir du compartiment.
« Et qui sait, à bientôt peut-être. »Tu étouffes un bâillement dans le creux de son coude avant de te redresser. Tu rassembles ensuite tes affaires à la va-vite et quitte le train en ronchonnant. Ike t'attend sur le quai, blottit dans les bras d'une plantureuse blonde. Finalement, tu aurais peut-être mieux fait de rester à Lansing.