Tu ne pouvais pas faire ça, tu ne pouvais pas y croire. Tu étais là, à écouter les machines bipées, à observer le corps inconscient de Sean, ton cousin, ton frère, maintenu en vie par des machines. Il n’était pas mort, tu le voyais respirer. Mais il ne réagissait pas. Il ne t’entendait pas. Il ne te voyait pas pleurer à ses côtés, portant encore les stigmates de l’accident. Ta grand-mère était morte. Son malaise lui avait été fatal. Vous auriez dû insister plus pour ne pas qu’elle conduise, mais elle n’écoutait jamais qu’elle. Elle avait un fort caractère, ta grand-mère. Et il paraissait que tu tenais le tien d’elle. Sean était monté devant avec elle. La place du mort. Enfin… il n’était pas mort mais vous savez. C’est comme ça qu’on l’appelle. A juste titre à priori. Et toi. Toi tu étais monté à l’arrière, serein. Comme toujours. Peut-être un peu trop. Et cette fois, tu avais tort. Le prix a payé pour cette leçon avait été très lourd.

Pourquoi ? Pourquoi est-ce que toi tu ne t’en étais sortie qu’avec une jambe cassée et des contusions ? Pourquoi est-ce que tu t’en étais sorti tout court ? Pourquoi toi ? Est-ce que tu étais plus méritant.
Tu jettes un regard de l’autre côté du lit, vers elle. Ses yeux étaient secs mais ils étaient encore rouges d’avoir tant pleuré et les larmes semblaient avoir définitivement creusé des sillons dans ses joues. Elle ne t’avait jamais paru aussi… ancienne. Et pourtant, même dans la douleur, elle était infiniment digne, infiniment belle. Tu te gifles mentalement. Comment est-ce que tu pouvais penser une chose pareille ? Comment est-ce que tu pouvais avoir ces… pulsions ? Pour elle, celle qui partage la vie de ton cousin depuis tellement d’années ? Tu devrais avoir honte…Un monstre. Tu ne pouvais pas être autre chose pour penser une telle chose, au chevet de celui que tu appelles ton frère.

Mais vivant, tu l’étais bel et bien. Tu ne pouvais pas continuer à vivre de la sorte, à moitié. Tu avais fini par prendre du recul. L’enterrement de ta grand-mère était passé. Sean ne s’était pas réveillé. Et toi, tu devais retourner en cours. Mais ce n’était pas ce que tu voulais. Le commerce, ce n’était pas ce qui te faisait brûler d’excitation, ce n’était pas ça qui faisait battre ton cœur. Tu t’en rendais compte maintenant. Comme si tes œillères étaient enfin tombées. Non, ce que tu voulais faire, vraiment c’était cuisiner. Tu avais toujours aimé ça, tu avais toujours été passionné par ça. Marier les saveurs, goûter, essayer, mélanger, savourer, partager… C’était ça en fait, le sel de ton existence. Et tu n’avais pas l’intention de t’en passer un jour de plus. Avec ta part de l’héritage de ton aïeule, tu avais acheté un petit local. Pour ne pas dépenser plus, tu avais tout retapé toi-même. Tu avais regardé des tutos, tu t’étais pas mal trompé mais tu avais réussi à créer l’atmosphère intimiste que tu voulais. Pas plus de 10 tables, pour certains ça ne payait pas de mines mais pour toi c’était bien assez. Tu ne voulais pas faire de ton restaurant une usine mais un lieu de qualité, où tu pourrais composer tranquillement les repas de chacun. La carte changeait toutes les semaines, le surplus était donné aux plus démunis et le bouche à oreille avait fonctionné comme une traînée de poudre. En quelques semaines, tu ne désemplissais déjà plus. Tu touchais ton rêve du doigt. Mais Sean, lui, ne se réveillant toujours pas.