Né Ciarán E. O’Mahoney à Dún Laoghaire, une petite ville portuaire à seulement quelques kilomètres de Dublin, il n’avait jamais vraiment connu sa mère de naissance qui les avait quittés lui et son père alors qu’il avait à peine passé sa première année. Il en avait toujours terriblement voulu à cette femme pour cela mais aujourd’hui, à l’âge de 22 ans, il la comprenait. Elle était tombée enceinte alors qu’elle était encore plus jeune que ça d’un enfant dont elle ne voulait pas vraiment, mais l’avortement en Irlande n’était pas légal malheureusement pour elle. Elle accoucha donc et s’occupa relativement bien de lui pendant ses premiers mois, mais c’était loin d’être la vie qu’elle aurait voulue à l’aube de ses 20 ans. Alors un jour, elle mit ses affaires dans son sac. Son père n’avait pas eu de mal à la laisser partir. Ce n’était pas comme s’ils s’aimaient après tout. Ils se connaissaient depuis longtemps, avait toujours grandi dans le même quartier, mais n’avait jamais été spécialement ami. La nuit de sa conception avait été un accident. Une mise en relation par une connaissance commune, un peu trop de Guinness dans le sang et un vieux canapé en cuir dans l’arrière-boutique du pub. Et voilà.
Elle continua à venir le voir au début. Une fois par mois le plus souvent, mais avec le temps ce nombre diminua pour devenir zéro après quelques années. Quand il demandait à son père pourquoi elle ne venait pas le voir plus souvent, il lui répondait qu’elle vivait loin, dans un autre pays, à Manchester et que revenir n’était pas facile. C’est des années plus tard, à 18 ans, qu’il apprendra qu’elle vivait en réalité, depuis tout ce temps, à Dublin. À moins d’une demi-heure en voiture de l’endroit où il avait passé son enfance. Elle possédait un café, le genre de café qui proposait déjà des fauteuils et une atmosphère hipster bien avant que Starbuck ne popularise le concept. Le genre de café qui avait des soirées de lecture de poème le mercredi soir et des artistes locaux qui venaient s’y faire connaître le vendredi jusqu’au petit matin. Après avoir trouvé son identité, il passa des journées assit dans ce café à la regarder. Se demandant s'il pleurerait ou serait fou de rage s’il venait à lui parler. Se demandant si elle se sentirait coupable ou indifférente de ses actes passés. Mais il ne fit rien. Il arrêta juste d’y aller. Elle avait maintenant une vie, avec apparemment une fille d’une dizaine d’années et lui aussi avait maintenant sa vie, sa famille adoptive. À quoi bon se faire du mal l’un l’autre ? Les choses étaient plus faciles comme elles étaient.
Son père n’aurait pas été élu « papa de l’année » mais au moins il était resté lui. Comme elle, il était très jeune. Serveur dans ce fameux pub, il prenait des cours du soir en même temps, mais avait arrêté avec l’annonce d’un bébé qui serait bientôt sur ses bras. Après le départ de sa mère, il enchaîna les petites amies. Aucune d’elles n’était sérieuse, elles restaient entre quelques semaines et quelques mois mais elles étaient pratiques, s’occupaient de Ciaran quand il ne pouvait pas le faire. Certaines étaient des anges avec lui, s’investissant vraiment, pensant rester, d’autres n’en avaient que faire. Il devient rapidement indépendant. Les choses auraient pu continuer comme ça pour toujours. Ce n’était pas une vie de rêve pour un gosse mais c’était suffisant et familier. Il avait sa routine. École, game center, devoir, dîner, guitare. Mais le destin en décida autrement. Les bagarres entre Irlandais ivre étaient nature commune au boulot de son père mais celle-ci partit un peu trop loin. Et en tentant de les calmer, il avait malheureusement pris un mauvais coup le faisant tomber tête la première sur le rebord du bar. Coup du lapin, nuque brisée comme on dit. Ciaran avait 9 ans.
Son père n’avait pas une grande famille. Fils unique, son propre père avait succombé à un cancer du pancréas quand Ciaran avait 3 ans et sa mère avait depuis des problèmes avec l’alcool, alors les services sociaux ne la jugèrent pas apte à s’occuper de son petit-fils. Il fut confié à une cousine de son père, seul autre membre de la famille. Elle avait déjà quatre enfants à elle mais la pension alimentaire du gamin qu’il était alors la convainquit de le prendre. Vivre dans cette maison bondée ne fut pas une partie de plaisir, il devait partager sa chambre avec les deux fils de la maison. Il les avait en horreur. Ces petites brutes qui s’en prenaient toujours à ses affaires et mettaient ensuite tout sur son dos. Mais la vie continuait. Seulement, trois ans plus tard, elle accoucha de jumeau. Avec maintenant six enfants, elle n’avait plus de place pour lui et sa pension ne compensait plus assez à ses yeux. Il fut alors mis dans un centre pour jeunes. Il vécut là-bas pendant cinq ans, faisant des séjours plus ou moins longs dans des familles d’accueil avant de revenir au centre. Jusqu’au jour ou une famille sembla décidé à le prendre pour de bon. Il avait déjà 17 ans. Il aurait pu refuser, attendre encore une petite année et aurait été libre de faire sa vie comme il l’entendait. Mais ce couple semblait si équilibré, si sain, si prometteur. Le genre de personne grâce à qui il pourrait avoir une vie décente au lieu de l’enchaînement de galères et de situations précaires qu’il avait connues depuis toujours. Ils pourraient lui offrir une vie comme il l’avait toujours désiré. Alors il l’est suivi.
Il fit vraiment tout son possible avec eux pour être une personne normale. Une personne qui avait vécu la vie qu’ils avaient depuis toujours. Il abandonna sa guitare et ses musiques mélancoliques, il se mit à jouer au football à l’école, essaya de se faire des amis, fit tout pour réussir en cours rêvant du jour où il serait à l’université dans une grande ville avec un avenir radieux devant lui. Il n’était vraiment pas prêt à abandonner l’espoir de cette vie maintenant qu’il était proche de l’obtenir, pour rien au monde il ne l’aurait fait.
Mais il tomba amoureux. Amoureux de sa sœur adoptive. Il l’avait su dès le moment ou il l’avait vu. Il était conscient que succomber à cette relation serait retourné dans un cercle malsain dont il n’avait eu que trop l’habitude et pourtant… El, pendant un an, elle avait été tout pour lui. Ils vivaient cachés au sein de leur propre maison et ce fut les meilleurs moments de sa vie. Mais lorsqu’ils furent découverts, lorsqu’il eut à choisir entre elle et cet avenir idéal sur lequel il avait fantasmé depuis son enfance, il fit le mauvais choix. Le pire choix de sa vie. Elle prit tout sur son dos, elle fut renvoyée de la maison des Scrymgeour alors que lui resta. Mais les relations avec eux deviendront plus compliquées après ça.
Caitriona, la mère de la famille, s’accrocha désespérément à Ciaran après cet éventement. Pour elle, il était celui qui était resté. L’innocent dans cette histoire. Elle n’arrivait simplement pas à croire que ses enfants, ceux qu’elle voyait comme étant frère et sœur avaient eu cette relation semi-incestueuse. Elle n’arrivait pas à croire qu'El avait délibérément ruiné leur nouvelle famille en tombant amoureuse de son frère. Mais le père, Adrian, chantait une autre chanson. El était sa petite-fille, il l’avait aimé dès son arrivée, il partageait tellement de choses avec elle. Il était son père à la maison et elle était sa meilleure élève à l’école où il lui donnait littérature. Elle était sa petite écrivaine. Son départ et toute cette histoire furent un choc pour lui. Il n’arrivait pas à croire qu’elle était la seule responsable. Il aimait son fils adoptif et l’aime toujours mais il deviendra plus froid après ça, amère.
Près d’un an après cette petite tragédie, les Scrymgeour décidèrent de combler le manque laissé par El en adoptant un autre enfant ayant besoin de parents. Ils avaient en tête un garçon, plus jeune. Pour que l’histoire ne se répète pas mais les listes d’attente pour les enfants en bas âge sont longues et durant leur nombreuse visite dans un centre, ils commencèrent à former un lien affectif malgré eux avec un autre enfant. Une fille, de 14 ans, à l’aube de ses 15 ans. Moira. Après de longues discussions, ils décidèrent de la prendre, pensant que les études que faisait désormais Ciaran à Dublin préviendraient quoi que ce soit d’arriver. Malgré tout, lorsqu’il revenait, les deux étaient surveillés de près, n’étaient jamais laissés seule et devaient respecter certaines règles comme toutes les portes ouvertes. La jeune fille avait du mal à comprendre, il lui fallut six mois avec eux pour connaître toute l’histoire entre cette fameuse El et sa nouvelle famille, entre elle et son nouveau frère. Cela ne fut pas évident, de vivre avec cette impression de n’être qu’un substitut à celle qu’ils ont tous perdue ce jour-là. Pour Ciaran, les mesures ridicules de ses parents étaient inutiles. Il ne pourrait jamais voir Moira comme il voyait El. Il ne pourrait jamais voir personne comme il voyait El.
Il avait bien essayé de la retrouver à un moment d’ailleurs. Lorsqu’il a quitté la maison de sa famille pour s’installer à Dublin où il avait trouvé une colocation près de son école avec une dame âgée qui lui sous-louait son grenier aménagé en studio. Il savait qu’elle venait de Wicklow, mais en entrant en contact avec l’établissement où elle se trouvait, ils lui avaient annoncé que désormais majeure, elle avait quitté leurs murs. Essayant quand même les réseaux sociaux, il n’y trouva rien non plus, en tout cas rien sous le nom d’Elspeth Scrymgeour. Sûrement avait-elle repris son nom de naissance, ça serait compréhensible. Il avait tenté la commune de sa naissance pour avoir son véritable patronyme, mais malheureusement, ils refusaient de donner cette information. Il abandonna alors, il n’était même pas sûr de pouvoir lui faire face s’il la retrouvait.
Durant ses études, il reprit la musique qu’il avait pourtant décidé de laisser dernière lui et gagnera de l’argent en faisant des performances dans des bars et petits clubs. Plus le temps passait, plus il comprenait qu’il avait abandonné les choses qui le rendaient heureux pour une vie qui le rendait malheureux, la guitare était l’une de ses choses, El en était une autre. Ses études en droits ne l’intéressaient pas, il continuait seulement à cause de l’argent investi par sa mère dedans.
Spécialisé dans le management et les carrières d’artistes, il trouva un boulot dans une maison de disques, d’abord comme conseillé légal, mais sauta sur l’opportunité de devenir un véritable agent artistique peu après. Le droit était toujours une part du travail, mais cela se rapprochait déjà un peu plus de l’univers musical, sa passion. Son job n’a pas grande valeur à ses yeux malgré tout. Mais ce dernier lui permet de gagner sa vie. Il y a neuf mois maintenant, il a été muté dans les bureaux de sa compagnie à Détroit et à décidé de s’installer à Marple Spring. Son existance ici est pénible pour lui. Et bien qu'il veuille retourner a une vie comme celle qu'il avait a Dublin pour pouvoir se concentrer sur sa propre musique au lieu de s'occuper d'autres artistes, il n'en a pas vraiment le courage ni la motivation pour le moment et de plus, il ne tient pas à passer du gars ayant fait de bonnes études et ayant un job stable au raté tentant désespérément de percer dans la musique comme des millions d'autres. Mais le jour où il retrouvera l’envie de poursuivre ce rêve, il ne s’arrêtera pas au café à moitié rempli d’une petite ville.