A la vue de mon visage souriant et doux, on se doute que j'ai passé une vie plutôt belle. Je n'ai pas vraiment à me plaindre, mais disons que la simplicité de ma vie placée à côté de celle des autres m'a aidé à relativiser. Je m'estime heureuse d'avoir eu une enfance plutôt basique et d'aujourd'hui, pouvoir vivre comme je l'entends, sans restrictions ni frustrations. Côté confort, ce n'était pas la joie chez mes parents. Mais au moins j'avais un toit. Mon père partait souvent en voyage pour ses affaires. Il commerçait avec des pays d'Asie et se rendait directement sur place pour signer des contrats, répondre à des appels d'offres et toutes ces conneries commerciales. Ma mère n'était pas vraiment plus présent que ça... Elle passait toutes ses journées à travailler dans ce resto qui me sortait par les yeux. Des spécialités latines. J'aime pas la bouffe des latinos. Pourtant j'en suis à moitié une et je baigne dedans depuis toute gosse. Mais j'ai sûrement fait une overdose... Au grand désespoir de ma mère qui, de toute façon, ne me laissait pas le choix de manger ce qu'il y avait. J'avais beau faire ma difficile, je finissais tout de même par manger ce qu'elle me préparait, à défaut d'être capable de réussir des pâtes carbo...

Rien que pour ce fait, je fus une très mauvaise étudiante ! On ne peut pas faire d'études si on ne sait pas faire de pâtes carbo de toute façon, n'est-ce pas ? Je n'étais pas mauvaise à l'école. Tout au contraire. Mais mon manque de travail personnel et mon investissement proche des négatives m'attiraient la colère des professeurs. Je m'intéressais si peu aux cours que mes notes dépassaient rarement la moyenne. On me fit même passer des tests psychologiques pour voir si quelque chose clochait. J'étais au-dessus de la moyenne, au grand désarroi de mes parents qui, du coup, devaient chercher ailleurs pour justifier le dossier médiocre de leur progéniture. Heureusement pour eux, j'étais fille unique, du coup ils avaient l'avantage du nombre lorsqu'ils décidaient de me réprimander. Cependant, mon manque d'estime et de reconnaissance envers eux me forçaient à rester désobligeante et imperméable à toutes leurs remarques. Les punitions auraient pu marcher sur moi ; genre interdire à Danahé de sortir en ville avec ses amis, la priver de moyens de communication, c'était un véritable traumatisme ! Cela dit, ils étaient si peu présents qu'ils se doutaient que je parviendrais toujours à faire ce que bon me semble. Ce laxisme est sûrement la cause de mon cruel manque de raison. Cherchez pas, j'aime trouver des excuses à mes enfantillages.

Mes amis, parlons-en ! En vérité, je n'en n'ai pas tellement. Enfant, je traînais de bande à bande, ne sachant m'intégrer à un groupe. Fille unique, avec pour seule compagnie une nourrice qui préférait s'abrutir la tête devant des programmes de télé-réalité plutôt que s'intéresser à moi, je n'étais pas très douée pour nouer des liens. Il n'y a qu'avec cette fille que je parvins à faire quelque chose... Je n'aimais pas trop les filles de mon âge, des princesses et des fées, mais elle, elle était différente. Candice. Du coup, on passait nos récréations ensemble. On s'entendait bien et étions dans notre petit monde. Ado, je me suis un peu éloigner d'elle. Sans être populaire, je passais du temps avec beaucoup d'autres personnes que je considérais alors comme des amis. Mais les railleries de certains à l'égard de Candy me firent comprendre qu'en réalité, nous étions que des passe-temps les uns pour les autres. Je me retrouvais à des soirées de gens que je connaissais à peine, riaient de choses superficielles sans profondeurs... Même si je passais de bons moments, ils n'avaient aucune valeur par rapport à ceux que je passais avec Candice.

Devant les épreuves par lesquelles elle devait passer, je la soutenais du mieux que je pouvais. Tentant toujours de l'encourager à évader son esprit, la faire rire, penser à autre chose. Au lycée, je tentai même de lui présenter un garçon... Le frère de mon petit-copain du moment, Liam - ouais, j'étais plutôt le genre de fille à aimer croire aux amours d'ado et qui se jetait dans les bras des minets - son frère, Leow, était beau garçon. Dans ma tête, il serait parfait pour distraire Candy et pour lui permettre de ne pas perdre foi en la vie, lui faisant entrevoir le bonheur qu'elle méritait. Assez fière de ce match, je ne remarquai pas à quel point j'aimais passer du temps avec Liam. Il était différent des autres garçons et je réalisai que je tenais réellement à lui. De l'amour ? Je l'ignorais et j'ai foiré. A la fois effrayée par ce que je ressentais et enivrée par l'alcool d'une soirée bien après le départ de Candy, je fus celle qui fit tout foirer... Depuis le départ prévisible de Candice, je me mis à fréquenter des gens peu recommandables. Fumer et boire étaient déjà dans mes habitudes, mais en grandissant, c'était soirée sur soirée, ma dernière de cours a été à moitié séchée et mes parents étaient de moins en moins présents. Plus besoin de nourrice, je devais m'occuper de moi-même, vivant en décalé avec ma mère, sans jamais voir mon père. Oh je ne manquais pas d'argent. Mais je commençais à comprendre que l'absence d'une famille, de personnes qui m'aimaient réellement et inconditionnellement, je n'étais rien. Depuis le départ de Candice, je me sentais vide.

Bien que nous traînions encore dans les mêmes soirées, j'avais quitté Liam. Pensant que je finirais forcément par me lasser de lui un jour ou l'autre et qu'il valait mieux pour lui qu'on se sépare le plus tôt possible. Mais il avait du mal à avaler la pilule. Je lui cachai que moi aussi, cela me faisait mal. Toutefois, sur l'épaule de Leow, un soir alcoolisé, je m'étais confiée. Dans des flots d'émotions que je masquai par des rires de gamine, je me laissai happée par une folie et m'approchai de lui dangereusement. La faute fut commise et me ramena sur Terre : qu'avions-nous fait ?! Liam eut bien évidemment vent de l'histoire et ne m'adressa plus jamais la parole. Je l'avais blessé encore plus profondément dans son cœur déjà meurtri. Culpabilisant à raison, je libérai tout mes mauvais sentiments dans les fêtes et la compagnie de connaissances aussi futiles que passagères. Je m'en accommodais.

Ce qui m'empêcha de sombrer dans une décadence pire que celle-ci fut une nouvelle qui me gifla plus fort qu'aucun orage ne pourrait gronder. Le test est positif mademoiselle Sisley ! Un sourire, mais sur mon visage, une stupeur. Positif à quoi ? Le doc' perd un peu son sourire et hoche la tête avec un air qui se veut rassurant. Vous êtes enceinte ! Après un cri de surprise je lui lance mon poing dans sa face. Enceinte. Enceinte ? C'est sûr que c'est toujours mieux que d'apprendre qu'on a chopé une MST mais enceinte quand même ! Alors que le doc reprenait ses esprits en se tenant le nez, beuglant que j'ai failli le lui casser, je sentais mon monde s'écrouler autour de moi. Liam ne me pardonnera jamais cette erreur. Mais j'allais aussi la payer pour le reste de ma vie... Enfin nous allions la payer. Leow et moi. Loin d'être fière de nous, je lui appris la nouvelle de vive voix. Mais pour moi, il était inutile de discuter de l'avenir du bébé. Je n'allais pas avorter. Je ne voulais pas avorter. Sans être contre cette pratique, c'était contre mes principes, alors pour la première fois de ma vie j'allais assumer. Certes, il s'avère que Leow assume bien plus que moi, mais les choses ne se sont pas vraiment passées comme prévues en même temps...

Bien que j'enchaînais des petits jobs d'étudiant pour m'occuper après mes années de secondaire, j'ai toujours vécu grâce au compte que mes parents prenaient soin de renflouer chaque mois. Mais mon paternel était en pleine crise existentielle et ma mère ne supportait pas qu'il lui prenne la tête les rares fois où ils sont tous les deux. Me voilà à fuir les derniers moments que ma famille pouvait passer ensemble et à me pointer pour le dîner en leur annonçant que j'étais enceinte et que je n'allais pas avorter. Parce que oui, à vingt-et-un ans je vivais encore chez eux. Une gifle de la part de mon père et un il fallait bien que ça finisse par t'arriver ce genre de chose ! Alors que mon père quittait la maison, bouillonnant en beuglant qu'il divorçait de la famille entière, ma mère sortit de table et m'assura que je ne toucherai pas un seul dollars découlant de son dur labeur pour m'occuper de la chose qui sortira de mon ventre. Me jetant à la rue le lendemain, je me retrouvai totalement désœuvrée. Au début, je parvins à squatter quelques jours chez un ami, quelques jours chez l'autre. Leow m'hébergea quelques jours aussi, mais je ne lui ai jamais parlé du fait que j'étais devenue sdf du jour au lendemain.

Sauvant les apparences, je m'étais inventé un nouveau style : visite des hôtels les plus miteux de cette ville ! Mais chaque fois que je me retrouvais seule, je devais me battre pour ne pas flancher. J'ai pourtant versé des larmes et des larmes, laissant croire à ceux qui étaient encore dans mon entourage que tout allait bien. Je continuais à faire la fête, m'arrangeant pour ne jamais avoir à payer ou alors que très peu. Mais mon manque de tonus au travail et ma grossesse qui avançait me firent virer de mon emploi. À défaut d'avoir Liam de notre côté, Leow et moi tentions une aventure improbable : celle de vivre ensemble, comme un vrai couple afin de donner à cet enfant un chance infime d'avoir un équilibre dans sa vie. Mais à la naissance du bébé, je fondis en larmes et je pleurai comme jamais je ne pensais qu'un être humain pouvait pleurer... Les sages femmes disaient que c'était normal, que ça arrivait. Sûrement pour rassurer... Lorsque je prenais notre petite Emy dans les bras, je ne ressentais rien. C'est une part de ce qui causait mes pleurs. Il y avait ça et la crainte de ne pas pouvoir subvenir à ses besoins. J'étais désarmée et ne voulais pas de cette enfant. Le fait de rester si impassible face à elle me renvoyait à ma vision plate et morne des sentiments amoureux, mon manque de foi en la famille. Elle me renvoyait l'image de mon incapacité à gérer ma vie. L'image de cette mauvaise mère que j'étais dés la première seconde où on me l'a mise dans mes bras.

Juste un baby-blues disaient-ils... Mais la dépression dura et des tensions naquirent naturellement entre Leow et moi. Heureusement qu'il était là, cependant, je mis du temps avant de lui dire que quelque chose n'allait pas chez moi. A y repenser, je crois qu'il s'en doutait... Alors qu'Emy n'avait même pas un mois, je suivis une thérapie avec un psychiatre. Remèdes de grand-mère, banalités sur le fait de prendre du temps pour soi et des antidépresseurs. Avouant à Leow que mes parents avaient coupé le robinet d'argent, il prit en charge les aspects financiers de cette thérapie. La culpabilité me rongeait au début et j'étais partagée entre une colère envers lui d'être si parfait et envers moi d'être si irresponsable et incapable face à ma fille. Mais je parvins à trouver la force grâce à lui de m'occuper d'elle, puis avec le temps, à réaliser qu'elle était ma fille, ma chair, mon sang, que j'avais créé cette petite chose si belle et si fragile. Je réalisai que j'étais maman. Même si je passai une nouvelle semaine à chialer comme une madeleine laissée sur le côté, je recommençai à apprécier la vie.

Quittant la dépression et les anti-dépresseurs, ce furent d'autres questions qui s'imposèrent à moi. Que comptes-tu faire de ta vie ? Aucune idée. Leow n'avait de cesse de me supporter, de m'encourager lorsque je me décidais à suivre une voie. Mais je m'arrêtais toujours au dernier moment. Que ce soient les stages desquels je me fais congédier, des formations que j'abandonne avant les épreuves, les entretiens auxquels je fais mine de me rendre alors qu'en fait je les esquive. La seule chose que je désirais c'était de vivre sans contrainte, sans autorité, sans contradictions. Mais aucun job ne correspondait à mes attentes... Alors les entretiens desquels je ne pus réchapper me menèrent à des contrats à temps partiels, des jobs d'appoint. Finalement, Leow assumait la majeure partie de nos revenus, il s'occupaient de nos factures et se chargeait de tous les frais qu'amènent un bébé. Il a été merveilleux avec moi mais pas pour moi, pour Emy. Je ne lui en voulais pas. Quelque part, je préférais cela à une déclaration d'amour. On s'entend bien tous les deux, on a beaucoup de points communs et de délires qui ne font rire que nous. Cela dit, nous n'étions pas fait pour être un couple. Encore moins une famille. Nous mîmes du temps avant de comprendre cela. Après cinq années à s'arracher les yeux pour des broutilles qui finissaient en super-novas, nous décidâmes de se séparer.

C'était une bonne chose. Je déménageai pour un petit appartement un peu excentré. Je ne pouvais pas vraiment me permettre autre chose... et je préférais garder un maximum de mes revenus pour Emy et... pour sortir. C'est vrai, j'ai besoin de sortir, voir du monde, me lâcher. Sinon je bouillonne de l'intérieur et je deviens une boule de nerfs. Il fallait me voir lors de ma grosse : sans goutte d'alcool, sans fumer, les derniers mois clouée au lit pratiquement H24... J'avais besoin d'oxygène, quitte à passer pour une folle. Les week-end Leow prenait Emy car c'était là où je faisais le plus de mes heures. En semaine je devais m'occuper d'elle chaque matin, l'amener chez la nounou puis Leow la récupérer pour la nuit une semaine sur deux. Un vrai casse-tête qui nous épuisait plus qu'autre chose, mais il tenait à passer un maximum de temps avec elle. Comme si elle comblait l'amour de son frère. Même si quand je ne l'avais pas à l'appartement je me sentais seule et m'ennuyais, je pouvais toujours passer chez Leow et rester avec eux. Autant dire que je passais beaucoup de temps chez lui... rien qu'à voir le bordel que je laissais, on pouvait se douter que je ne me gênais pas pour rester avec ma fille. Bien qu'à Vancouver je commençais à avoir une situation plutôt stable, je n'avais toujours pas d'emploi à temps plein et mes loisirs mangeaient du temps que je pouvais passer à postuler. Que ce soit la peinture ou les vadrouilles entre amis, je me disais que travailler 8h, c'était vraiment pas mon truc...

Les quelques jobs que j'écumai ne duraient pas, parce que j'étais considérée comme incompétente ou alors parce que je ne respectais pas mes horaires. Les patrons sont si peu arrangeants de nos jours... Décidé à prendre un nouveau départ, ce fut Leow qui énonça l'idée de quitter la ville. Pour moi, c'était hors de question qu'on se sépare. Je tenais qu'Emy ait ses deux parents près d'elle, comme pour compenser les erreurs de mes propres parents. Ce qui me blessa profondément, c'est que Leow tint à prendre Emy avec lui. Nous savions tous les deux que je ne pourrais pas assurer à Emy une vie pleine de rêves et de cadeaux, mais quand bien même je savais qu'elle serait mieux avec lui, cela me brisa le cœur qu'il conçut le fait de pouvoir m'arracher ma fille des bras. Je les suivrais, partout où ils iront. Elle est tout ce qui me reste d'Êtres chers et je ne veux pas la perdre, c'est hors de question. N'ayant plus de réelle attache à Vancouver, c'est sans regrets que je quittai cette ville pour en trouver une autre : Marple Spring. Au début heureuse de rejoindre cette charmante ville, plus le temps passe et plus je me dis qu'en fait : les petites villes, c'est plutôt nul. Chacun s'intéresse à l'histoire des autres, les jugent sans vergogne... j'ai du mal à trouver ma place parmi les locaux. Mais je me dis que ça viendra et que tant que j'ai Emy, tout va pour le mieux.