Somewhere in NYC – April 1992

« Je suis désolée de vous ennuyer encore une fois de plus cette semaine Mrs Mercy, mais avec Llewyn ce n'est vraiment pas possible ! On essaye pourtant du mieux que l'on peut avec mon mari... Cela fait huit mois qu'il est chez nous et nous n'arrivons toujours pas à le comprendre. Avouez qu'il n'est pas facile à suivre. Je sais qu'il faut laisser une chance à chaque ado arrivant en famille d'accueil... mais comprenez que tenter de nous apprendre les préceptes de la physique quantique en enfermant notre pauvre Scratch dans une boîte avec de la soude caustique et d'autres saletés mortelles, pour reproduire l'expérience du chat de Schrödinger, n'est pas un comportement normal ! ...» Et ainsi se passait le quotidien de Llewyn Bridges. Depuis sa naissance il passait de familles d'accueil en familles d'accueil et l'histoire se répétait sans cesse. Pourtant il était loin d'être un mauvais bougre. Juste un génie incompris. Lui qui avait besoin de disséquer pour comprendre les choses, tout analyser sous la moindre couture était parfois difficile à suivre. Plus d'une fois on l'avait gentiment éjecté parce qu'on l'avait pris pour un sociopathe... Il devait bien reconnaître que tuer (malencontreusement notons) des poissons rouges afin d'étudier leur activité cérébrale pouvait être interprété ainsi. Son dossier était d'ailleurs sans appel. AIME TUER DES ANIMAUX pour le plaisir pouvait-on lire quelque part en gros et en rouge. Sauf que ce n'était pas pour le plaisir et c'était toujours à des fins scientifiques. Il ne pouvait pas faire ses expériences sur des chiens ou des chats. Le niveau de résistance des plus petits animaux était juste un peu moindre. Voici l'explication qu'il avait tenté moult fois de fournir. Personne ne l'écoutait jamais de toute manière. Llewyn écoutait la conversation de Christa et Mrs Mercy d'une oreille distraite, caché derrière le mur du salon, un rubik's cube en main. Pourquoi était-il ainsi ? Pour se faire remarquer ? Non. Tout simplement parce qu'il avait soif d'apprendre. Mais pour lui l'apprentissage ne se résumait pas à écouter des macaques ayant un QI d’huître, assis sur une chaise. Il voulait aller plus loin que ce qu'on voulait bien leur enseigner en cours. Souvent il se demandait d'où lui venait ce besoin vital de tout comprendre. Peut-être était-ce génétique tout simplement. Sauf qu'il ne savait pas d'où il venait, alors il se contentait de fantasmer sur sa famille biologique. Son père était enseignant au MIT et sa mère menait une grande carrière politique. Sauf que ces gens-là n'avaient pas voulu de lui, alors il essayait de reléguer tout ceci au fin fond des quelques centimètres carrés de sa boîte crânienne.

Somewhere in NYC – January 1995

« Christa j'te jures que j'ai pas voulu faire sauter la moitié de la maison ! C'était pas mon intention première. J'ai juste trouvé sur internet un procédé pour obtenir de l'électricité à partir de soude caustique et d'une fourchette... Je voulais vous aider et trouver une solution alternative à votre consommation énergétique. Ça partait d'un bon sentiment... J'ai peut-être dû utiliser trop de soude caustique, c'était pas sensé ressembler à un feu de Bengale en définitive. J'ai dû foirer mes calculs quelque part ! ». Bien entendu il venait d'inventer ceci de toute part, mais il voulait vraiment trouver une alternative à toute l'électricité de la maison. Il voulait se racheter de sa dernière bêtise en date. Depuis qu'il avait découvert internet, il avait envie de tester des tutoriels (même les plus saugrenus) pour fabriquer tout et n'importe quoi. Ce mensonge passerait comme une lettre à la poste. « Llewyn, arrête de te payer ma tête. Je n'ai peut-être pas ton QI, mais je sais repérer quand tu mens, et là c'est le cas ! Je suis patiente, mais ma patience à des limites, et celles-ci ont bientôt atteint leur limite. Que tu fasses un trou énorme dans le jardin est une chose, que tu démontes le frigo en est une autre... sans parler de Scratch qui ne s'est toujours pas remis de toutes les atrocités que tu as pu lui faire subir. Non décidément il y a quelque chose qui ne va vraiment pas chez toi ! » Une conversation des plus normales sous ce toit. « Tu as été bien contente quand j'ai recousu la blessure ultra moche de Scracth, alors ne dit pas que je lui fais des misères ! ». Christa avait beau lui répéter qu'elle n'en pouvait plus, elle et son mari semblaient être les seuls à supporter ce trop plein d'expériences et ces changements perpétuels. Un jour Llewyn voulait être musicien et achetait (avec de l'argent dûment gagné grâce à des essais cliniques de médicaments) sa première guitare, avant de se lancer en auto-didacte à l'assaut du métro New-Yorkais. Quelques semaines plus tard il décidait qu'il en avait assez de jouer les rock-stars déchues (ou déçues) et qu'il allait maintenant se lancer dans une carrière de graphologue, mais tout ceci c'était avant de décider que finalement étudier des vieux gribouillis n'était pas pour lui. On pouvait également citer ses envies de devenir astrophysicien, anthropomorphologiste, détective privé... La liste était aussi longue que non exhaustive. Et puis un beau jour il décida de lui-même qu'il s'était assez cherché et qu'il était grand temps de faire quelque chose d'utile de sa misérable vie. Durant de longues heures il se demanda en quoi il pourrait aider ce monde qui partait à la dérive. En faisant de l'humanitaire ? Il n'avait pas les moyens de partir à pétaouchnok. En devenant médecin ? Même s'il en avait largement les capacités, au vu de son manque de concentration il ne parviendrait jamais à soigner quelqu'un. En devenant policier ? La loi, très peu pour lui. Vétérinaire ? Qui se souciait des animaux de nos jours ? Personne. Après une réflexion intense et après être tombé sur un reportage (hautement intellectuel) sur les pompiers d'un état voisin, il en vint à se dire que ce serait une carrière toute à fait honorable. De quoi rassurer sa famille d'accueil durant un temps au moins. En parallèle et au cas-où, il continua des études de physique à l'université de New York. (Il obtint d'ailleurs sa maitrise de physique quelques semaines seulement après avoir obtenu son concours de Pompier et son PhD le jour de ses 30 ans).

Somewhere in NYC – December 1996

Heather (la fille de Christa) avait eu pour ordre de le faire sortir de sa tanière ce soir-là. Une petite fête était organisée chez une de ses amies. C'est la mine déconfite que Llewyn suivi la jeune fille, déplorant en route le manque de maturité des jeunes de son âge, tout comme le fait d'organiser une fête pour un anniversaire. « Cette idée est totalement saugrenue, quel intérêt de fêter une année de plus ? C'est comme ça tous les ans... Le vieillissement naturel ça n'a rien d'exceptionnel pourquoi le souligne-t-on ? Pour avoir le plaisir de se dire : Youpi, on se rapproche un peu plus de la fin ! »... Heather le regarda avec une mine dépitée « Pour élargir ton cercle d'amis Llewyn ! » « Je l'ai déjà largement élargi mon cercle. J'ai 200 amis sur mon site internet.
 » « Ouais, mais tu n'en as jamais rencontré aucun.
 » « Oui. C'est ça qui est magnifique ». Et c'est sur ces tergiversations qu'elle le lâcha dans la fosse aux lions. Une brunette vint l'accoster durant la soirée, alors qu'il était en train de noyer son ennui en jetant des cacahuètes dans les verres de ses voisins. « Je suis capricorne, ce qui vous donne beaucoup d'informations. » Un sourire vint fendre son visage morne.
 « Oui. Ça nous indique clairement que vous cautionnez l'idée de cette culture populaire que la position du soleil par rapport à des constellations situées de façon aléatoire dans le ciel au moment de votre naissance affecte votre personnalité. » Et c'est avec une entrée en matière pareille qu'ils ne se quittèrent plus jamais. D'ailleurs ils se marièrent quelques mois plus tard.  

Somewhere in nowhere – June 9th 2016

C'était une magnifique journée. Llewyn se rappelait de chaque détail, du temps qu’il faisait, de la chanson qui passait à la radio, des pensées qui lui traversaient l’esprit, des rires de Mason assis à côté de lui dans la voiture, en regardant les photos de la convention du jour. Ils s’étaient rendus tous les deux à cet évènement, entre hommes. Certes ce n’était pas donné, mais ils repartaient avec des souvenirs plein la tête, des goodies et de belles photos avec les acteurs de leur série fétiche. Une série avec des gobelins, des mages, des orcs… un truc que sa fille et sa femme haïssait au plus haut point. Llewyn revoyait encore les yeux de son fils briller de mille feux. Pour Mason, du haut de ses 14 ans c’était l’expérience du siècle. Il allait en parler pendant des lustres, pourrait se venter auprès de ses amis…  En un millièmes de secondes, cette belle journée se transforma en cauchemar. Un chauffard (ivre, Llewyn l’apprendrait par la suite), en contre-sens leur fonça dessus, même Wolverine n’aurait pu éviter la collision. Avec toute la dextérité dont le père de famille pouvait faire preuve, il tenta de s’écarter du chemin du bolide fou. Llewyn perdit le contrôle de la voiture. Après plusieurs embardées, le véhicule des Bridges termina sa course… dans un pont. La violence du choc fut telle qu’ils furent éjectés par le pare-brise…

Il avait eu le temps d’y repenser chaque jour à ces putains de moments, tantôt depuis le fond de son lit d’hôpital, puis lors de sa rééducation, ou bien dès qu’il apercevait le regard inquisiteur de sa femme. Après une année plus que difficile, entre tromperie, rancoeur, éloignement et le comportement de Lucy, le besoin de quitter NY c’était fait ressentir. Prendre le large, poser des valises - à peine terminées - dans une ville où ils pourraient se reconstruire, entourés des membres de la famille de Lullaby. Peut-être que cette dernière pourrait enfin réaliser qu'il n'y était pour rien dans cette tragédie.