The early years
Sa robe lui serrait le torse, elle ne supportait pas ce vêtement, et encore moins cette matière. « Louise, arrête un peu de gigoter. » Elle acquiesça, mais il ne fallut que quelques secondes avant qu’elle ne se remette à se gratter, tentant d’arranger le nœud qu’elle avait dans le dos pour ne plus avoir la désagréable impression qu’on la piquait à cet endroit. « Louise ! » « Pardon maman. » Elle détestait ce genre d’évènements, où toutes les filles devaient paraître jolies, et tous les garçons bien propres sur eux. Elle, elle préférait courir dans le parc juste à côté de chez elle, et elle savait très bien que les garçons étaient bien plus turbulents qu’ils ne le montraient ici. Il n’y avait qu’à voir son frère, il était son partenaire de bêtises par excellence, mais là, avec son nœud papillon tout blanc, c’était comme s’il s’était transformé en quelque chose d’autre. Ilan et elle échangèrent un regard, il lui fit la grimace et elle ne put s’empêcher d’éclater de rire, chose qui déplut évidemment à sa mère. « Enfin Louise, tiens-toi tranquille, tu n’es pas à la maison ! » Elle soupira et croisa les bras sur son torse, déjà lassée de ce dîner ridicule. Heureusement, à la table à côté, elle aperçut Sara, qui semblait aussi mal à l’aise qu’elle dans sa grosse robe rose. Elle lui fit coucou de la main, puis se tourna vers sa mère en tirant sur sa robe avec insistance. « Maman, je peux aller jouer avec Sara, s’il-te-plaît ? » Exaspérée, Lydia soupira, se tourna vers son mari qui, lui, s’amusa de la scène. « Vas-y, mais ne faites pas de bêtises et tenez-vous bien ! » Elle acquiesça et rejoignit bien vite son amie pour qu’elles s’échappent ensemble dans le couloir, là où personne ne les voyait. Les deux jeunes filles s’amusèrent un moment, se courant après, s’inventant des rôles pour se moquer de toutes ces personnes présentes pour l’évènement, lorsqu’un garçon, plus grand qu’elles, arriva dans le couloir et se mit à les regarder jouer. Ce garçon, elles le connaissaient toutes les deux, c’était l’un des fils de la famille Nicholls, et tous les trois, ils faisaient partie du même type de familles. Le genre de familles aristocratiques et vieilles comme le monde, où la richesse coulait à flot et personne ne devait apporter la moindre honte à son nom. Il ne bougea pas, ne faisant que les observer, une once d’envie dans les yeux, avant que son père ne vienne le tirer par le bras pour le ramener dans la salle où se passait le dîner.

Elle adorait le lac Overholser. Cette grande étendue d’eau lui donnait envie de plonger et ne jamais en ressortir, comme un abri marin. Elle rêvait souvent d’être un poisson, de pouvoir respirer sous l’eau et passer tout son temps à nager. Pourtant, ses parents lui interdisaient toujours de se baigner, considérant le lac trop dangereux pour ses dix petites années. Mais aujourd’hui, c’était trop tentant. Elle s’était échappée d’une leçon de danse qu’elle n’aimait pas le moins du monde et avait terminé sa course sur le petit ponton qui donnait sur le lac. Elle s’était assise là, la pointe des pieds dans l’eau, son chapeau sur la tête, ses longs cheveux blonds s’agitant au gré du vent. En quoi quelque chose d’aussi beau pourrait être dangereux ? Elle regarda autour d’elle, et n’y vit personne. Personne pour la surveiller, personne pour l’ennuyer. Elle se pinça les lèvres, beaucoup trop tentée par sa petite folie. Elle retira son chapeau et le posa à côté d’elle, sur le bois du ponton, se releva, fixa l’eau encore quelques instants, puis retint son souffle et plongea sans plus d’hésitation. La première chose qui la frappa, ce fut le froid. Elle ne s’attendait pas à ce que cette étendue soit aussi glacée. Elle qui s’imaginait baignée d’une chaleur réconfortante, elle se retrouva déjà frigorifiée à peine avait-elle mis la tête sous l’eau. Après quelques instants, elle en sortit la tête, regrettant déjà son coup de folie, et se débattit comme elle put pour rester à la surface. Cependant, le lac était bien trop profond pour elle, et elle n’était pas franchement habituée à la nage, et bien vite, les petits coups de bras qu’elle lançait ne suffirent plus. Elle coula une première fois, s’échappant quelques fois pour reprendre son souffle, mais fut rapidement submergée par les petites vagues que son agitation formait. Au bout de quelques minutes à peine, il lui était impossible de retrouver sa respiration, et encore plus de rejoindre le bord du lac. A bout de souffle, elle coula finalement, presque persuadée que cette bêtise serait la dernière qu’elle ferait. Un voile noir avait recouvert ses yeux lorsqu’on aperçut, au loin, le chapeau de la petite fille, sans que celle-ci ne soit visible. Elle entendit vaguement un cri provenant du bord, puis sentit un bras l’attraper vivement pour la sortir de là. Lorsqu’elle reprit connaissance, ses parents étaient là, et jamais elle ne les avait vus si inquiets. En la voyant rouvrir les yeux, sa mère la serra fort dans ses bras, en pleurs. « Ne refais plus jamais ça ! » Elle acquiesça faiblement, et ce qui était objet de fascination devint sa plus grande peur.

Before they died, they had trees to hang their hopes
Elle était sous le choc. La nouvelle avait fait la une du journal local et elle l’avait appris au même moment que tout le monde. C’était arrivé sans prévenir, sans qu’aucun d’eux n’ait pu vraiment s’en douter. Il s’était suicidé, comme ça, sans rien dire à personne, sans demander à l’aide, ou peut-être qu’il l’avait fait, à sa manière. Elle savait qu’il n’était pas bien, qu’il avait des problèmes, mais pas au point de mettre fin à ses jours. Elle s’était bien trompée. Peut-être aurait-elle pu faire quelque chose, l’aider, le sauver ? Elle venait de perdre son meilleur ami, son acolyte, son confident, et elle ignorait pourquoi. Il fallut quelques temps pour que la raison de son acte parvienne à ses oreilles. Héritier d’une riche famille, il était condamné à reprendre l’affaire familiale et se marier avec la femme que ses parents avaient choisie. Il avait refusé, s’était rebellé, sans rien dire à ses amis, il avait même tenté de fuir, en vain. La seule issue qu’il avait alors trouvée, c’était la mort. Et Louise, en apprenant tout ça, ne put que lui en vouloir, à lui, d’avoir été si faible, de n’avoir rien partagé, de l’avoir abandonnée, elle, qui était au final bien plus que son amie. Elle lui en voulait à lui, et à ses parents, de l’avoir ainsi pris au piège, jusqu’à ce qu’il ne trouve plus aucun refuge, elle en voulait à ces familles riches dont elle faisait partie, pour priver leurs enfants du bonheur d’être eux-mêmes, pour les contrôler comme on contrôle des pantins. Elle en voulait à la terre entière, et elle le faisait savoir, autant qu’elle le pouvait, comme pour assouvir une sorte de vengeance au nom de son meilleur ami, Andrew Nicholls. Les fugues, les cris, les claques, tout y passait pour faire entendre sa voix, et bientôt, elle participait à toutes les manifestations qui lui paraissaient justes, de quoi faire enrager ses parents un peu plus. « J’en veux pas d’votre argent, j’veux rien de tout ça, j’en ai rien à faire que votre empire à la con s’écroule ! Ce s’rait pas plus mal ! » La rébellion était lancée, et malgré tout l’amour qu’elle portait à sa famille, la mort d’Andrew créa une immense barrière entre eux, un mur infranchissable.

Deux années avaient passé depuis la mort d’Andrew, mais la peine était toujours là, quelque part, cachée au fond de son cœur. Elle avait énormément changé depuis, elle était devenue plus méfiante avec les autres, de peur de trop s’attacher et qu’on l’abandonne encore, d’une façon ou d’une autre. Elle avait à présent dix-huit ans et avait choisi d’étudier l’art, contre l’avis de ses parents, qu’elle avait été obligée de menacer pour qu’ils acceptent de la laisser étudier le domaine de son choix. Pour la première fois, elle se sentait libre, et dans son élément. Elle avait trouvé sa voie et pouvait la suivre les yeux fermés. Elle avait alors pris l’habitude de dessiner dans le parc du campus, sur un banc, en se servant de tout ce qui l’entourait comme modèle. Un jour, sur ce banc qui paraissait lui être réservé, quelqu’un s’assit à ses côtés, tout sourire, observant du coin de l’œil son dessin. Elle ne le remarqua que lorsqu’il la salua, la faisant tracer un trait franc qui détruisit son dessin. Elle le regarda, sourcils froncés, et se mit immédiatement à lui reprocher d’avoir oser lui parler, avec le franc parlé dont elle avait le secret. Amusé, il ne se démonta pas et lui proposa un café, qu’elle refusa d’une traite. Il partit, mais après cela, et pendant des semaines, il s’installa à côté d’elle, sur ce même-banc, jusqu’à ce qu’elle craque et finisse par accepter de boire un café avec lui. « Si je refuse, tu vas venir me déranger encore longtemps comme ça ?! » « Probablement. » Il avait répondu avec un joli sourire, fossettes aux creux des joues, conscient d’avoir remporté une première bataille.

And you thought you knew someone
Il lui fallut trois ans pour réaliser qu’elle n’était pas faite pour lui. A la fin, les disputes étaient si fréquentes qu’elle évitait même de le voir, pour ne plus se fatiguer. Elle l’aimait pourtant, ou du moins, elle l’avait aimé, quelque part entre ce premier café qu’ils avaient pris ensemble et le moment où elle avait refermé violemment la porte sur lui. Mais peut-être qu’il lui rappelait un peu trop Andrew, peut-être que c’était ce qui l’avait convaincu de le suivre, comme un besoin de le retenir encore. A la fin, cette ressemblance était devenue un véritable fardeau. Chaque fois qu’il souriait, elle se souvenait, chaque fois qu’il jouait de la guitare, ou qu’il se perdait dans son monde, il y avait un peu d’Andrew en lui, et elle ne l’avait plus supporté. « T’es vraiment insupportable ! On dirait une sauvage ! Calme-toi deux secondes ! » En entendant le mot sauvage, elle n’avait pu retenir son cri, comme pour illustrer les propos de son futur-ex-petit-ami. « T’es complètement hystérique ma pauvre ! » « Si tu veux partir, personne te retient ! Tiens, j’peux même t’escorter jusqu’à la porte si t’as oublié le chemin ! » Elle avait pris son bras et commençait à le trainer jusqu’à l’entrée de chez elle malgré sa résistance. « C’est vraiment ce que tu veux ? » Il s’était arrêté, et s’était mis à la fixer, dernier essai pour la garder. « Oui. Maintenant sors et laisse-moi tranquille. » Ils étaient restés plantés dans l’entrée un long moment, à se fixer l’un l’autre, lui désespéré, elle totalement perdue, puis il avait ouvert la porte et était sorti. Une bonne minute après, la porte avait claqué, et elle s’était adossée contre celle-ci, laissant quelques larmes couler, les seules qu’elle verserait pour lui.

L’affaire avait fait les gros titres : un homme d’une cinquantaine d’années venait d’être violemment assassiné, plusieurs suspects allaient être entendus. Elle n’aurait jamais pensé que son père en ferait partie. A peine avait-il été amené au poste qu’elle le défendait corps et âme, convaincue qu’il n’avait rien avoir avec cette histoire, qu’il ne pourrait jamais faire une chose pareille. Les mois avancèrent et la police ne le lâchait pas. Elle continuait de toutes ses forces de crier au monde entier qu’il était innocent, voyant s’éloigner bon nombre de ses amis qui, en plus de ne pas la croire, l’imaginaient complice. De sa famille, c’était bien la seule à défendre son père, son frère, lui, n’était pas franchement convaincu de l’innocence de celui-ci, et n’hésitait pas à le faire comprendre. « Arrête de le défendre, Louise ! T’as entendu la police non ?! T’as entendu la femme de ce type ?! Y a pratiquement plus aucun doute, alors arrête de croire qu’il n’y est pour rien ! » Certes, la police semblait persuadée que son père était le véritable coupable, tout comme la femme de la victime, qui clamait avoir été sa maitresse, mais il réfutait tout, dénonçant le mensonge, et Louise ne pouvait que le croire. « C’est un coup monté, j’en suis sûre ! Elle en veut sans doute à son argent ! Si ça se trouve, c’est même elle qui l’a tué, ce mec ! Papa n’aurait jamais fait ça ! » Ce fut quasiment les derniers mots qu’elle échangea avec son frère. Lassé de la voir se battre ainsi, il finit par se séparer d’elle, et de sa famille par la même occasion. Une déchirure pour elle, qui avait toujours été proche de son aîné. Il fallut presque neuf mois d’interrogatoires, de brefs séjours en prison, de cris à qui était la faute, pour que, finalement, son père avoue son crime. Une simple histoire de jalousie, une bagarre qui avait mal tournée, pour une femme qui ne faisait que défier un peu son mari. Ce jour-là, Louise tomba des nues.

You can't say no forever sometimes you should let it slide
Elle quittait tout juste le travail, une journée épuisante comme toutes les autres, où elle avait dû ranger et nettoyer les chambres de clients repartis plus tôt, qui ne se gênaient pas parfois pour rendre la pièce miteuse. Elle avait fini par prendre l’habitude, et si ce métier la rebutait au départ, elle qui avait travaillé si dur pour terminer ses études d’arts, elle s’était faite à l’idée de ne pas pouvoir accéder à ce rêve. Elle s’est souvent dit que son nom en était la faute, mais a toujours eu trop de fierté pour le changer. Le jugement de son père avait eu lieu quatre ans et quelques mois auparavant, autant de temps qu’elle ne lui avait pas adressé la parole, pas une seule fois, de même que son frère, qu’elle n’a jamais osé recontacter pour lui dire qu’il avait eu raison, et qu’elle s’était trompée. La fierté, encore une fois.
A peine rentrée chez elle, son petit loft tranquille qu’elle avait trouvé dès son arrivée en ville, elle se débarrassa de ses vêtements pour se prendre une douche avant d’en enfiler d’autres, plus adaptés pour la soirée, se remaquiller un peu, puis repartit immédiatement, direction un petit bar dansant qu’elle avait découvert quelques semaines auparavant. Là, elle enchaîna quelques verres et se laissa emporter par la musique, elle dansa seule au milieu de la foule avant d’être rejointe par un inconnu, et c’était lancé. Les petits regards en douce, les sourires en coin, la danse lancinante et au bout de quelques minutes, un premier baiser, jusqu’à, finalement, rentrer chez elle accompagnée, pour la nuit. Le lendemain, elle le chassait rapidement de chez elle pour qu’il n’ait pas le temps d’admirer les lieux et d’en apprendre un peu sur elle. Les relations, c’était terminé pour elle. Elle savait que le moindre attachement était fatal, elle savait que lorsqu’elle aimait quelqu’un, il l’abandonnait ou la trahissait. Elle détruisait tout ce qu’elle touchait, d’une manière ou d’une autre, alors, elle s’interdisait ce genre de choses, grand cœur fragile recouvert de pierre.