5 JANVIER 1996, MILAN, ITALIE. Il peut sentir le regard de ses aînés sur lui, désapprobateur et inquiet, lui donnant une raison de plus de garder ses yeux baissés, fixés sur ses poings serrés. Il a envie de disparaître, de s’enfuir loin ou de remonter le temps et d’agir avec un peu plus d’intelligence peut-être. Il ne sait pas, il ne sait plus, il n’arrive plus à penser. Sa tête est remplie d’image d’un avenir qu’il ne veut pas, pas pour l'instant du moins, pas à tout juste dix-huit ans.
La porte de la salle d’attente s’ouvre finalement et une jeune femme s’arrête dans l’encadrement. Une infinité de prières à un dieu auquel il ne croit pas se hurle dans sa tête. Il relève la tête lentement, ne regarde qu’elle. Elle est magnifique, ses joues rosies et ses lèvres tremblantes. Elle pose ses yeux sur lui, et pour la première fois depuis qu’ils se sont rencontrés, il espère que ce qu’il interprète de son expression n’est que le fruit de ses angoisses. Mais il sait que ce n’est pas le cas, il la connait par cœur, peut la lire comme un livre ouvert. Alors il sait, avant même que les mots ne quittent sa jolie bouche, qu’il est positivement foutu.  « Je suis enceinte. »

17 JUILLET 2001, MILAN, ITALIE. Elle se regarde une dernière fois dans le miroir, grimace à la vue de l’affreux tutu rose pâle que son professeur de danse lui oblige à porter et sort de sa chambre. Elle peut entendre les voix de ses parents, s’entremêler et s’entrechoquer. Nico lève les yeux au ciel.  Encore une dispute. Elle décide de se cacher dans un coin, non loin de la pièce où ses parents se tiennent, et de nourrir sa curiosité en épiant leur conversation. « C’est une opportunité en or, je ne peux pas refuser ! » « Bien sûr que tu peux refuser, mais tu ne veux pas. Tu veux partir, tu veux nous quitter, depuis le premier jour ! » « Giulia… » « Oses me dire que ce n’est pas vrai ! Tu n’as jamais voulu de cette vie, tu n’as jamais voulu de nous ! » « Dolce metà, écoutes, ce serait juste pour quelques temps, je te promets. » « Tu m’abandonnes… » « Jamais, tesoro mio. »
Nico sort de sa cachette et se dirige vers ses parents. Ses yeux tombent immédiatement sur l’imposante valise poser au pied de son père. Elle le regarde ensuite en fronçant des sourcils. « Papà ? » Il se tourne vers elle et s’accroupie pour être à sa hauteur. « Amore mio, tu nous espionnais encore ? » Elle lui sourit innocemment. « J’ai pas fait exprès. » Il rit doucement et la prend dans ses bras. « Papà va partir pour quelques temps pour son travaille. » Elle l'enlace à son tour, encercle ses petits bras autour de son cou, le sert fort, les larmes aux yeux. « Ti amo, papà.»

6 MARS 2004, MILAN, ITALIE. Comme tous les matins, elle attend devant la fenêtre qui donne sur la rue principale, les deux mains dans le dos et se balançant sur d’avant en arrière sur ses pieds. Comme tous les matins, elle guette la rue, attendant avec plus ou moins de patience l’arrivée du facteur. Et comme tous les matins, elle se précipite pour ouvrir la porte d’entrée avant même qu’il n’est tourné dans la petite allée qui mène à leur petite maison.
Aujourd’hui, il n’y a pas beaucoup de courrier parmi toutes les publicités, juste trois lettres. La première est une grande enveloppe beige qui n’attire pas vraiment l’œil de Nicola et qui n’est pas pour elle de toute façon. La seconde est plus petite et blanche mais n’est toujours pas adressée à la fillette. La troisième, la dernière, est-elle beaucoup plus intéressante. Le nom complet de Nico y est inscrit à l’encre noire, dans une écriture qu’elle pourrait reconnaître entre mille. Immédiatement, un énorme sourire se propage sur son visage et elle se met à courir en direction de la cuisine. « Mamma ! J’ai reçu la lettre de papà ! » Sa mère, un café entre les mains, lui sourit tendrement. « C’est génial, gattina ! Il y a du courrier pour moi ? » La fillette hoche la tête avec vigueur avant de tendre les lettre à sa maman et de s’asseoir à table afin d’ouvrir la sienne. Dans l’enveloppe, elle découvre une carte postale avec au verso, de grands et majestueux cerisiers du Japon et, au recto, les quelques phrases rédigées par son père. Très vide, elle se perd dans ses mots, savoure chacun d’entre eux, imagine sa voix lui les dire. Quand elle retrouve le chemin de la réalité, sa mère est livide, sa tasse de café renversée sur la table, et dans ses mains tremblantes, elle tient quelques feuilles de papier. Une demande de divorce. « Mamma ? »

14 JUIN 2014, MILAN, ITALIE. Elle inspire profondément et pose sa tête sur l’épaule de sa mère qui épluche des carottes. « Mamma, je vais partir. » Cette dernière se raidit mais continue sa tâche sans un mot. « J’ai trouvé un job à Londres, je pars dans une semaine. » Toujours rien. Nicola ferme les yeux et se détache de sa maman. « Mamma ? » Elle se retourne enfin, des larmes roulent sur ses joues. « C’est bien, bella mia. Je suis fière de toi, gattina. » Nico la prend dans ses bras, des larmes pleins les yeux. « Ti amo, mamma. »

21 MAI 2016, LONDRES, ROYAUME UNI. Elle a les yeux fermés et laisse son corps bouger au rythme de la musique. Pendant quelques minutes et malgré les corps qui se pressent contre le sien, elle a l’impression d’être seule au monde.
Lorsqu’elle rouvre les yeux, et il est là, accoudé au bar et une pinte presque vide à la main, son regard fixé sur elle. Elle pose les mains derrière sa nuque et les fait glisser sensuellement contre sa poitrine, son estomac, puis ses hanches, sans le quitter du regard. Il lui fait un petit signe de tête avant de se diriger vers la sortie, et il ne lui en faut pas plus pour qu’elle prenne cette direction à son tour. Elle le retrouve à l’extérieur, adossé à un mur. « T’es venu m’apporter mon cadeau ? » Il hausse les sourcils nonchalamment et tapote la poche de sa veste avec deux doigts. « Evidemment. » Le visage de la brune s’illumine, et elle se rapproche un peu plus de lui, laisse ses mains se promener sur son torse. Sa bouche effleure la sienne et elle lui murmure : « Good boy. » Il la repousse légèrement et secoue la tête, amusé. Elle rit aussi avant de lui attraper la main et de prendre la direction de son appartement. Sur le chemin, ils parlent de tout et de rien, les mains toujours liées.


25 AOÛT 2017, MARPLE SPRING, ETATS-UNIS. Elle est allongée sur le sol, plusieurs cartes postales éparpillées autour d’elle, toutes écrites par son père et destinées à elle. Elle a du mal à respirer. Même aujourd’hui, après qu’il les ait baladées sa mère et elle, les laissant espérer son retour ; après qu’il ait brisé le cœur de sa mère ; après tous les grands moments auxquels il avait juré d’assisté mais où il ne s’est jamais montré ; Nicola n’arrive toujours pas à le détester.
Et maintenant, la jeune femme se retrouve ici, à Marple Spring, la ville qui a adopté son père, la ville où il a fondé sa famille, celle avec qui il est resté, et lui, il n’est plus là.