« Elle était là. Elle était belle. Marchant dans la rue. Elle était réelle. Talons entraînant cette douce mélodie dans le silence de la nuit. Princesse du bitume. Cœur froissé. Cœur déchiré. Cerveau en vrac. Sang figé. Avec cette incertitude. Savoir si elle pouvait encore ressentir quelque chose. Une quelconque émotion qui pouvait prendre possession de son corps et lui donner encore cette impression d’être vivante. Morte. Elle se croyait morte de l’intérieur. Comme cette araignée qui la confine petit à petit dans une toile et l’étouffe, l’étouffe à ne plus pouvoir respirer. L’étouffe à ne plus pouvoir laisser passer l’oxygène dans la moindre de ses cellules. Organisme. L’impression d’être un robot, marché, sans savoir où aller. Se laver, manger, dormir. Geste automatique. A l’affut de la moindre palpitation cardiaque qui pourrait lui redonner cette lueur d’être humaine. Vouloir soigner cette nécrose qui prend possession d’elle, de son corps, son cœur, son esprit, de sa vie.

Elle est perdue, la petite. Cœur de pierre. Et pourtant si sensible. Le genre de fille qui se tait, qui ferme sa gueule, qui sourit, qui rit, automatisme. Car dans le fond, elle veut pleurer. Un océan entier. Des fois, elle pense même à la quitter cette vie. Mais elle se dit qu’elle est bien trop forte pour arriver à cette fatalité. Parce que malgré ça, elle en a bien bouffé et elle s’est toujours relevée. Parce que elle pouvait pas faire autrement, de se dire qu’un jour la roue tournera, peut-être. Un jour. Qu’un jour elle pourra se dire qu’elle a enfin réussi quelque chose dans la vie. Qu’un jour elle pourra enfin se dire qu’elle est heureuse. Heureuse. Chacun à, dans sa tête, sa signification spécifique. Mais elle, elle l’a, sa définition. Pouvoir se lever, sans se poser de question. Sourire, pour dire de vraiment sourire. Rire, à gorge déployée. Rire, à en perdre la raison. Et ressentir, dans le fond de son âme, cette chaleur qui titille l’estomac. Cette chaleur de bien-être. Cette chaleur semblable à celle que l’on ressent lors d’un soir d’hiver et qu’on se glisse sous la couette.

Mais elle, c’est le genre de fille qui ne veut pas montrer ses faiblesses. Qui dit que tout va bien, quand tout va mal. Celle qui sourit quand elle est dévastée. Je vais bien, ne t’en fais pas. Sa réponse favorite. Mais elle n’en pense pas moins, car dans le fond, non ça va pas. Dans le fond, elle a envie de hurler. Mais bien trop fière pour le dire, bien trop fière pour se mettre à nu. Elle se tait, encore une fois, elle garde tout, prête à exploser. Prête à cracher que la vie est une merde. Prête à hurler qu’elle aimerait être partout sauf où elle se trouve. »

Victoire, tu m’as appelé Victoire. Peut-être la victoire d’avoir réussi à me tenir en vie, dans ton ventre. J’en avais juste marre, marre de le voir te taper sur la gueule, marre de devoir me coucher en dessous de mon lit en attendant que ta crise passe. Marre de voir que tu te trouves des excuses, en disant que c’est pas d’ta faute si elle est en sang, que c’est pas contrôlable, que tu lui demandes pardon alors que tu sais pertinemment que demain, ça sera la même chose.  Et c’est quand je te regarde, adossée au lavabo avec la lèvre pleine de sang, pendante que je me dis que je veux pas te ressembler. C’est dommage, putain t’es ma mère, toutes les mères devraient être un exemple pour leur progéniture mais je ne peux pas accepter l’inacceptable, je ne veux pas accepte de te ressembler. Tu es toujours là, à fermer ta gueule, à encaisser et vivre dans la peur. Je pense que je t’ai vu dans toutes les positions possibles, au sol, contre un mur, la tête claquée contre la table du salon, la bouche en sang, me regardant avec tes yeux suppliants de ne pas te regarder. Seulement, j’ai vu et jamais je n’oublierai. Tu m’as dit que tu ne voulais pas être celle qui détruit mais c’est lui qui te détruit, c’est lui qui nous détruit. J’aurais vraiment cru qu’un jour tu allais prendre ton courage à deux mains et me dire «  Viens ma fille, on s’en va. » Mais non, tu es restée comme un déchet, tu t’es laissée pourrir. Moi j’avais compris, je fermais ma gueule. Après en avoir ramassé deux trois fois sur la tronche j’ai compris que je ne devais pas la ramener. J’t’écoute, je te contredis pas. Je fais ce que tu me dis même si au fond de moi, j’ai envie de t’envoyer à la merde et de te dire d’aller te faire mettre. Mais je me la ferme car je sais sur qui il se vengera, il a dû avoir un souci d’infériorité quand il était petit. Il ne supporte pas, qu’on lui dise non, qu’on le contredit. Il dit toujours qu’on lui parle comme de la merde et qu’on n’a pas à lui parlé de cette sorte, alors maintenant je lui réponds à peine. C’était mon père, avant, maintenant c‘est juste mon géniteur. Quand il a trop bu, je m’en prends encore une de temps en temps, j’ai l’habitude, ma peau est devenue acier, mon mental est devenu fer. Ce qui ne nous tue pas nous rend plus fort, plus grande je me relèverai.

Dans cet appartement j’étouffe, toujours voir les mêmes têtes, la même herbe, cette même odeur. Je claque la porte de l’appartement et je suis quelqu’un d’autre, quelqu’un qui me fait rêver. Caractère de merde je ne me laisse pas faire, je sais que dans la vie c’est comme ça, c’est la loi du plus fort. Alors moi quand il faut rugir, je mets toute mon énergie. Petite poupée qui rêve de devenir femme et de regarder au-delà de ces murs qui se referment peu à peu sur elle, besoin de s’évader et de changer, l’impression de stagner, comme une plante verte, de pourrir, de nécroser. Lutter pour s’en sortir et de faire de sa vie quelque chose de bien, convenable, lutter pour dire d’être heureuse. Lutter pour vivre. Et putain je me lèverai encore tous les jours de ma maudite vie avec les étoiles pleins les yeux, la rancœur au ventre pour prouver que je vaux mieux que ça, mieux que toute cette merde qui m’entoure.

Petite fille innocente, long cheveux de jais, les yeux émerveillés par la vie. Assise en tailleur devant la télévision, absorbée par les images que je peux voir défiler à l’écran. Des dames toutes aussi belles les unes que les autres, avec un corps de déesse, des robes magnifiques, des bijoux époustouflants, défilant avec grâce, la tête haute et ce sourire figé sur leur lèvre. Je n’arrivais pas à y détacher mon regard, alors que maman me demandait si je voulais manger de la compote de pomme ou bien des haricots, je n’ai même pas détourné mon regard pour le poser sur elle. « Des haricots. » Un robot. Avec cet espoir qu’elle ne poursuive pas la conversation et qu’elle me laisse me plonger dans mon programme télévision. Je me surprends à rêver, d’autorité, de luxe, de beauté, de pouvoir, d’argent. Marchant dans la rue, que tous les yeux se posent sur moi. Que je ne manque de rien, que mon placard soit aussi grand que ma chambre. Rêver que je possède des dizaines, des centaines, des milliers de chaussures différentes. Très vite cela devient une obsession, je suppliais maman pour qu’elle m’achète des magazines. J’y découpais des photos, de mes futures robes. J’y découpais des femmes extrêmement belle, dégageant le luxe et l’argent, le raffinement. J’en fais des collections, des fardes entières, j’y passe mon temps, enfermée dans ma chambre pendant des heures. La tête pleine de rêve d’enfant.

Petit à petit, je me suis créée mon propre monde. Ma propre histoire. En primaire, j’avais inventé que ma maman était une grande mannequin qui faisait le tour du monde et mon papa était un militaire, revenant en héros pour servir son pays. A l’adolescence, j’ai raconté que ma maman était une grande chanteuse partie en tournée pendant plusieurs années tandis que mon père travaille pour le FBI et est en mission secrète. C’était mes mensonges, une protection, j’y croyais dur comme fer et petit à petit je sombrais dans mes propres conneries. J’y croyais. Il fallait toujours que je pousse plus loin. Je revenais avec des affaires d’imitations essayant au mieux de faire croire que c’était des vrais. Je faisais croire que je venais d’une famille riche et que je peux avoir tout ce que je voulais. Elles y ont cru, moi aussi.

Et les années passent, rien ne change. L’impression d’être au point mort, que ma vie ne rime à rien, qu’elle n’est vouée à rien. Devoir trouver une solution pour dire de pouvoir s’offrir un avenir. A moi, et à mes frères et sœurs. Les sortir de ce trou, de ce père, des coups. Tomber petit à petit dans un monde que je ne connais pas, le monde de la prostitution, de la nuit. Escorte girls et côtoyer les plus riches, toucher enfin au monde auquel j’ai toujours voulu appartenir. Me faire passer pour quelqu’un que je ne suis pas, me prendre à mon propre jeu et aimer ça. Ne pas s’attacher, juste avoir cet instinct de survie qui te prend aux tripes. Faire le tour des grands magasins, prendre une robe, y laisser l'étiquette et la reporter le lendemain. Ma vie est une grande supercherie. Mais à force de jouer la comédie, je me perds moi même.