Papa m’a offert ce journal intime. Il m’a dit que c’est ce que la plupart des filles de mon âge font, écrire un journal intime. J’sais pas s’il y croit vraiment, ou peut-être qu’il aimerait que je sois comme les autres. Pourtant, on dirait pas. Je crois bien qu’il aime ça, que je sois différente des autres. J’lui demande pas de m’acheter des poupées, je préfère les voitures téléguidées. Et qu’est-ce qu’on rigole ensemble. Alors je sais pas trop ce qu’il espérait en me donnant ce carnet. En plus, il est rose, genre, couleur princesse. C’est trop moche. Mais j’ai pas voulu lui faire de la peine, alors j’lui ai fait un câlin, et j’ai dit merci. Je crois que je vais pas me servir de ce truc comme un journal intime. Non, je vais plutôt te parler à toi. Ce sera un peu comme si tu étais avec moi. Maman.



Aujourd’hui, c’est mon douzième anniversaire. Aujourd’hui, ça fait douze ans que t’es partie. Papa est toujours triste ce jour-là. Il essaye de le cacher, je sais bien. Et je sais bien aussi que c’est dur pour lui. Ce doit pas être cool de fêter le même jour l’anniversaire de ta fille et la mort de ta femme. Moi, je sais pas trop comment je le vis. J’aime pas trop ce jour-là en fait. En général, j’ai juste hâte que ça se termine. Il a beau m’acheter un gâteau, des cadeaux, puis me laisser inviter des copains. J’ai l’impression que c’est tout sauf un jour de fête. Mais je ne veux pas lui dire. Je pense qu’il serait encore plus triste de savoir qu’on est tous les deux tristes ce jour-là.

Je m’en veux, maman. Je m’en veux parce que je sais que c’est ma faute si t’es plus là. Je sais que, si j’avais pas été là, toi tu serais encore là. Et peut-être que vous auriez un autre enfant avec papa. Un petit garçon, tu vois, du genre comme le petit frère de Wendy. Et papa serait heureux.  Je sais pas si tu t’en rendais bien compte ‘man… Mais il est tellement amoureux de toi. Je me demande si un jour, y’aura quelqu’un qui m’aime autant qu’il t’aime.  Puis, je me dis que tu devais l’aimer autant, sinon c’est qu’il y aurait quelque chose qui clochait entre vous. Alors j’essaye de lui donner tout l’amour qu’il lui manque…  Je crois qu’il en a besoin. Il aurait peut-être besoin d’une autre femme. Tu lui en voudrais, dis ? Je pense pas que tu lui en voudrais. Il dit toujours que t’étais tellement gentille. Maman… Je voudrais tant que tu sois là.




T’aurais jamais dû me laisser, t’aurais jamais dû partir. T’aurais dû rester toi. J’suis sure que tu croyais que tu m’offrais la vie et toutes ces conneries. La vérité, c’est que tu m’as laissée toute seule. Papa comprend rien. Il croit que je suis toujours sa petite fille, il n’arrête pas de me demander de venir jouer à la guitare avec lui. Il comprend pas qu’à mon âge, c’est pas comme ça qu’une fille a envie de passer ses week-ends. Il ne me laisse jamais sortir, il a peur que je fasse je ne sais pas quoi avec des garçons. Il comprend même pas la différence entre des serviettes et des tampons. J’te jure, il croit que c’est la même chose. Alors, tu sais quoi ? Je t’en veux. Je t’en veux d’être partie, je t’en veux de nous avoir laissés. Une fille devrait pas grandir sans sa mère et se contenter d’un putain de journal à la place. Je le déteste, ce journal.  Et je te déteste encore plus.



On l’a fait avec Ethan. Voilà. Il paraît que les filles le disent à leur mère quand ça arrive, alors… Je te le dis. C’était cool. J’veux dire, je suis pas folle amoureuse mais il a été doux, ‘fin j’ai pas eu mal. Je ne comprends pas vraiment pourquoi tout le monde en fait toute une histoire… C’est juste un truc qui se perce.  
Mais j’espère que tu m’en voudras pas… Je l’ai d’abord dit à papa. Tu ne peux pas m’en vouloir d’être plus proche de lui que de toi, hein. Ouais, je sais, c’est pas drôle. Mes profs me le disent tout le temps. Ils appellent ça de l’insolence. Moi, je pense que j’ai juste du répondant, et ça leur cloue le bec. Ils ont même convoqué papa pour lui en parler, comme s’il n’avait que ça à faire. Je crois qu’ils ne se rendent pas bien compte que certains adultes travaillent pour de vrai. Enfin, bref. Ça a fait rire papa en fait. Il aime bien mon humour de toute façon. Lui, il me comprend. Ça ne change pas que je t’aime aussi maman… Et j’aurais aimé que tu sois là aujourd’hui.



J’ai eu le permis maman ! Du premier coup, en plus. Papa a déjà peur que je fasse n’importe quoi sur la route. Mais j’imagine que tous les parents s’inquiètent pour leurs enfants. On doit juste être un peu plus rares à s’inquiéter pour eux. Mais il va bien. Il s’occupe de moi sans voir que, maintenant, c’est plutôt moi qui prends soin de lui. Je sens déjà qu’il va me demander d’aller faire les courses toute seule maintenant… Mais c’est pas grave. J’achèterais ce que je veux comme ça. Maman… Je voulais juste te dire que ça va. On va bien.



J’ai fini le lycée. Ah, et j’ai eu mon diplôme avec mention… Non, je plaisante. Je l’ai eu de justesse. C’est la littérature qui m’a sauvée. Tout le monde sait plus ou moins ce qu’il va faire maintenant. Et moi, je suis toujours perdue. Je suis même allée voir un de ces enfoirés  pardon, un de ces conseillers d’éducation. Je lui ai dit que je voulais devenir écrivaine. Il m’a rappelée que la seule chose qu’il a lue de moi, ce sont les graffitis sur les murs du lycée. Il a de l’humour, n’est-ce pas ?  Il ne sait pas que je passe mon temps à noircir tous ces carnets un à un depuis que je suis môme. Enfin, bref. Je vais aller à la fac. Je vais bien voir ce qui arrive. Au pire, je travaillerais au fast-food du coin… Ok, je te taquine.  Bisous ‘man. J’espère que tu es quand même un petit peu fière de moi.



La majorité. Je crois que les gens normaux attendent ce moment toute leur vie alors que pour moi… C’est une journée comme les autres. Papa voulait que je rentre, mais je lui ai dit que j’avais trop de travail. Il croit sincèrement que la fac est un endroit fait pour étudier. Enfin, je reviens à mon sujet… Je ne fête plus mon anniversaire depuis que je suis partie de la maison. Ne t’en fais pas, c’est mieux comme ça. Puis, l’essentiel, c’est que maintenant, je n’aurais plus besoin d’une fausse carte d’identité pour m’acheter de l’alcool…. Non, désolée maman, cette fois, j’étais sérieuse. Bon, il y a une soirée prévue, je dois y aller.

…

Je pense à toi.



Je suis officiellement diplômée de l’Université de New-York ! Youpi ! Non, pour une fois, je mets tout sarcasme de côté. Je dois t’avouer que je suis vraiment fière de moi. Papa aussi l’est. Avec mon redoublement l’année dernière, il n’osait pas y croire. Mais je suis tellement heureuse. C’est con, mais ça arrive si rarement que je dois le noter. Je suis heureuse.



Je commence à nous pardonner. Il m’aura fallu vingt-six ans… Vingt-six ans pour me dire que ce n’est pas ta faute, ni la mienne. C’est la faute à la vie. Elle est cruelle, parfois déchirante, mais je crois que c’est aussi ce qui la rend aussi précieuse. Car on en redemande toujours finalement. Tu sais, je ne me pose pas souvent la question parce que je crains trop la réponse… Mais je me demande, au fond, si tu es fière de moi. Je sais que je suis loin d’être la femme parfaite. Je suis volage, impulsive, bagarreuse, et j’ai le chic pour me mettre dans les pires situations. Papa dit que c’est ça, quand on est idéaliste. Il paraît que j’ai trop de principes pour ce monde. Ah… Je crois que ça en ferait rire certains. Mais, en réalité, je ne suis pas sûre qu’il ait si tort que cela. C’est juste que personne n’arrive à le comprendre. Je grandis, je deviens une adulte, même si je n’aime pas ce mot… Mais le vide que tu as laissé en moi, lui, est toujours là.



Je viens de finir mon premier roman. Un vrai roman, oui, tu ne rêves pas. Je voulais éviter d’en parler avant d’arriver à la dernière page. Même papa ne savait pas. Mais je viens à l’instant de déposer le manuscrit. Le seul exemplaire, d’ailleurs. J’ai utilisé la machine à écrire. C’est plus personnel que l’écran froid d’un ordinateur je trouve. Enfin, ce n’est pas ça, l’essentiel. J’ai terminé ce roman, et je vais tout faire pour le publier.



Je suis officiellement une auteure. C’est… Wow. Les exemplaires de « Court-circuit » se sont vendus trop vite. Ah, c’est le nom du livre. Ouais, je sais, pour une fille qui n’a jamais eu la moyenne en physique, c’est plutôt drôle. Mais j’aimerais bien savoir ce que pensent tous mes profs maintenant, de savoir que l’une de leurs pires élèves a vendu un best-seller. Je suis une auteure, bon sang. Je crois que ce livre n’aurait jamais existé sans ce journal intime… Je me souviens, quand papa me l’a tendu, j’ai cru qu’il plaisantait. Mais c’est l’une des meilleures décisions qu’il a prises en tant que père. Parce que sans lui, je n’en serais pas là aujourd’hui.


Papa n’est plus là. Je n’ai pas les mots.


Cela fait un an que je n’ai plus rien écrit… Un an que je suis incapable de t’écrire, même à toi. Un écrivain qui n’écrit pas, ce serait presque poétique… Mais la vérité, c’est que j’ai mal. Tellement mal. J’arrive à vivre grâce aux bénéfices de Court-circuit, mais il faudra bien que je retrouve la force d’écrire… Ecrire autre chose qu’une lettre à ma mère qui ne la lira jamais.