Charlie est née. Non, elle n'a pas vu le jour dans des circonstances extraordinaires, mais bien comme la majorité des gens : dans un hôpital, dans les mains du médecin accompagné de sages-femmes. Donc, Charlie est née. C'est aussi simple que ça.

Ses parents gagnaient modestement leur vie, mais consacraient tout leur temps à leur fille. Leur fille qui représentait leur vie entière, leurs espoirs et leur réussite. Selon eux, elle était parfaite. Bien habillée, bien coiffée, bien élevée : bref, l'enfant dont ils avaient toujours rêvé. Mais comme qualités rime avec défauts, notre petite fille devint, au fil des années, une vraie petite capricieuse. Elle tapait du pied pour un oui ou pour un non. Elle menaçait de cesser de respirer si on ne lui donnait pas ce qu'elle voulait sur le moment. Sa mère cédait souvent, trop souvent ; son père, lui, était plus réservé. Il la laissait faire. Attendant que la tempête se calme.

Et puis, ce monde si parfait, si enjolivé, dont la crasse avait été masqué par plusieurs couches de vernis et d'illusions, se brisa, du jour au lendemain. Tous ces rêves de petite famille typique furent réduits à néants. Par une simple dispute. Qui se termina presque en joute verbale. Les deux adultes brûlaient de faire voler les claques. Pas envers leur fille. Envers eux-mêmes. Parce que Charlie, elle, était bien cachée. Les mains appuyées contre les oreilles, les yeux fermés, elle écoutait sa propre respiration en attendant que les cris cessent. Que les sanglots de sa mère s'éteignent. De toute façon, elle ne risquait plus rien, sous son lit. Elle voulait juste que le temps s'arrête. Que ses parents s'arrêtent.

Évidemment, peu de temps après, les deux adultes se séparèrent. Ils eurent au moins la maturité de penser que leur fille grandirait mieux chez la mère. Ce fut donc convenu. Ainsi commença une nouvelle vie. Elles emménagèrent à Marple Spring, pour une histoire de boulot. Charlie ne s'habituait pas à la ville. Elle se trouvait en école publique, et elle détestait tous ces enfants qui lui tournaient autour comme des abeilles accrochées à leur pot de miel. Elle les trouvait rustres. Elle s'était habituée au confort et au luxe ; cette vie, cet appartement en ville, la pollution, ça lui donnait la nausée. Elle avait le mal du pays.

Mais bien vite elle oublia sa situation de pauvre petite fille riche. Elle s'adapta. Elle se conforma, comme sa mère le lui demandait. Et elle adorait trop sa mère pour oser lui désobéir. Elle vécut dans ses jupes pendant près de dix ans. Elle était presque heureuse. Parfois, son père appelait, et il venait même la voir, au moins deux ou trois fois par an. Son boulot le prenait trop, limite il ne tombait pas en dépression. Cela leur remontait le moral à tous les deux. Jusqu'au jour où son petit univers tranquille fut complètement bouleversé. Une nouvelle fois.

La mère de Charlie, celle qu'elle adorait tellement, celle en qui elle avait totalement confiance, venait de lui annoncer qu'elle allait se remarier. Charlie échappa de peu à la syncope. Elle sentit sa voix se perdre dans les aigus. Ses jambes tremblaient et menaçaient de se dérober à chaque instant. Sa mère, se remarier ? Elle avait donc perdu la raison ? Charlie savait que dans les contes, les belles-mères sont forcément méchantes. Or là il s'agissait d'un beau-père. Mais cela devait revenir au même. Et cela ne fit que la terrifier encore plus. Elle allait devoir partager sa maison. Son intimité. D'autant qu'elle apprit par la suite que cet homme avait aussi des enfants.
C'était décidément le début de la fin.

Pourtant, elle s'y habitua. Elle le devait. De toute façon, elle était bientôt majeure, alors, quelle différence ? Elle s'acharnait sur ses devoirs et non sur des demi-frères comme elle aurait tant aimé le faire. Elle faisait des efforts. Et ça se voyait. Mais ça ne payait toujours pas. Parce qu'elle sentait toujours un poids sur ses épaules, elle sentait que ce vers quoi elle se tournait – et elle ne saurait pas définir ce que vraiment c'était –, ce n'était vraiment pas la meilleure des choses au monde. Elle ignorait tout de ce sentiment qui la tiraillait à l'intérieur lorsqu'elle parlait à l'un de ses demi-frères. L'autre, c'était autre chose. Elle le détestait. Elle ne savait pas pourquoi. Ils étaient trop différents.

Et puis, soudain, un jour, ce fut une évidence. Une évidence qu'elle garda secrète. C'était tellement nouveau pour elle. Elle n'aimait pas ça. Et puis savoir qu'il était déjà en couple, ça lui faisait tellement de mal. Pour un peu, elle en aurait pleuré.
Mais Charlie est forte. Elle a quand même réussi à avancer, malgré tous les obstacles, et le verre qui a fait saigner ses mains, son cœur. Elle travaille même depuis un ou deux mois en tant que serveuse dans un petit café. Elle n'y gagne pas beaucoup, mais elle a de quoi louer un appartement. Elle aimerait bien, qu'un jour, Kelyan ne la regarde plus comme une simple amie, ou même demi-sœur, mais comme plus que ça.

Il ne faut pas laisser s'écrire l'histoire, il faut la devancer.