Mon histoire ? Généralement, ceux qui la connaissent ont tendance à fuir au bout d'un moment. Un mec sans fric qui a vécu des choses pas toujours très comiques, ça intéresse pas trop les gens. Ils préfèrent les riches patrons de sociétés, ceux pour qui tout va toujours à merveille, ceux à qui la vie fait des cadeaux. Les costumes, le champagne et les soirées chic, c'est ça la vie, selon la plupart des Américains. Il paraît qu'en Europe, c'est d'ailleurs l'image qu'ils ont des States : le bling-bling, les grosses baraques dans des rues à l'herbe parfaitement tondue sur les côtés, l'océan, les plages paradisiaques et les filles en bikini. Et ils ont raison, ces gens-là. Sauf qu'il y a toujours un revers à la médaille, pas vrai ? 

Je suis né dans la poussière. Un immeuble pourri juste en-dehors de la ville, une chambre sombre et sale, des draps pas lavés depuis plusieurs semaines. Je vous plante le décor tout de suite. Dans cet immeuble, au numéro onze, vivait la famille Matthews depuis quelques décennies. Helen Campbell, Robert Matthews et leurs trois, maintenant quatre enfants. Le petit dernier n'était même pas censé arriver, c'était un accident, comme on dit. Le petit dernier, c'est moi. Celui que personne n'a jamais vraiment souhaité, celui dont il fallait s'occuper à contre coeur, celui pour lequel il n'y avait plus d'argent. Pour le nom, pas besoin de se creuser la tête. Jack comme mon grand-père, Robert comme mon père et le tour était joué. Et c'est comme ça que je suis venu au monde, entouré d'une famille qui se battait pour survivre et qui n'avait de l'énergie que pour gagner du fric. 

J'étais plutôt sage, comme gosse. Je me faisais oublier dans un coin de l'appartement, juste à côté du vieux lecteur de vinyles qui jouait de la musique quasiment vingt-quatre heures sur vingt-quatre. De la musique classique, le plus souvent. Je ne pointais le bout de mon nez que pour aller manger les maigres portions de nourriture que ma mère préparait à la va-vite, et je rêvassais le reste du temps. Mes frères et soeurs ne faisaient pas trop attention à moi. Même quand je m'accrochais à la jambe de mon grand frère dans l'espoir d'y trouver un peu d'attention, il ne m'accordait pas un seul regard. Alors je me suis renfermé sur moi-même, allant jusqu'à me trouver un ami imaginaire pour ne pas mourir d'ennui. 

A cinq ans, j'ai été à l'école pour la première fois. La plupart des enfants y étaient depuis un moment déjà, mais on ne m'avait jamais incité à y aller, mon monde se résumait à cet appartement minuscule, puant et mal éclairé. Mais à cinq ans, j'ai découvert la vie. J'ai appris à jouer avec les autres enfants, à me faire des amis, et pour la première fois, j'avais l'impression d'exister. Enfin, je dis ça des années plus tard parce qu'à l'époque mes pensées n'étaient pas aussi complexes, mais c'est à cinq ans que je suis devenu quelqu'un. 

J'ai grandi dans le même appartement pendant toute mon enfance et mon adolescence, partageant ma chambre avec mes deux frères et ma soeur. La seule chose qui nous unissait était ce manque d'argent constant, qui nous limitait dans tout ce qu'on faisait. On n'invitait personne à la maison, on n'avait pas de quoi s'amuser à part un vieux jeu d'échecs à moitié cassé, on ne passait pas de longues heures à table autour de bons repas en famille. J'avais même pris l'habitude de faire croire à mes amis que je vivais dans une adorable petite maison deux rues plus loin, mais au final, ils ont bien fini par comprendre que ce n'était pas trop ça en réalité. Et des rumeurs ont fait le tour de l'école. Jack est pauvre, il vit dans la poussière. Le début de l'horreur. Puis les autres ont commencé à m'éviter, je n'avais plus que quelques personnes sur qui compter. C'est dingue comme l'argent a de l'influence sur les gens, même quand ça ne les concerne pas directement. Pourtant, j'ai toujours essayé d'être sympa, généreux, ouvert. Mais ce n'est pas ce qui comptait aux yeux des Américains. 

J'ai failli oublier de vous parler d'un chapitre. A dix ans, un ami m'a fièrement montré sa nouvelle guitare, et cette douce musique m'attirait plus que n'importe quoi au monde. J'étais prêt à vendre le peu d'objets que je possédais pour pouvoir m'en procurer une, et c'est ce que j'ai fait. On m'a vendu un vieux truc avec des cordes abîmées, mais je crois que c'est le moment où j'ai été le plus heureux dans ma vie. J'ai appris à jouer tout seul, dans mon coin, jusqu'à en crever de mal aux doigts. Mais j'avais ma guitare, et j'en étais fier. 

A dix-huit ans, j'ai arrêté mes études, lorsqu'elles ont commencé à devenir trop chères. J'ai d'abord passé des journées entières à faire de la musique et à dormir, jusqu'à ce que mes parents menacent de me foutre à la porte si je ne bougeais pas mes fesses. Du coup, j'ai pas trop eu le choix, et j'ai enchaîné les boulots. Dans les bars, les restaurants, les supermarchés, j'ai même eu droit au métier de vendeur de glaces. En réalité, j'aurais aimé devenir médecin, mais le destin en avait décidé autrement. Les études n'étaient visiblement pas faites pour moi. 

Il y a trois ans, j'ai emménagé à Marple Spring. Je me suis enfin détaché de ma famille, de cet appartement qui me donnait la nausée. J'ai plié bagage, littéralement, et j'ai laissé derrière moi ces gens qui avaient été comme des étrangers à mes yeux pendant toutes ces longues années. Mon logement ici n'est pas bien mieux, mais au moins c'est moi qui décide de son destin, et je compte bien en faire mon chez-moi chaleureux. Pour le moment je n'ai eu de l'argent que pour repeindre les murs, mais je compte bosser dur pour enfin me sentir bien quelque part. J'ai acheté un chien, aussi, Charlie. Je crois que c'était le deuxième ou troisième jour après mon arrivée, j'avais terriblement besoin d'un ami. Depuis, on est inséparables, et c'est lui qui me donne la force d'avancer chaque jour. Je suis heureux de pouvoir lui donner tout le bonheur du monde, j'ai même tendance à m'occuper mieux de lui que de moi-même. Mais je m'en fiche royalement. J'ai un boulot fixe aussi, au Funky Records, et j'ai enfin trouvé quelque chose qui me passionne. Vivre de la musique, en quelque sorte, ça me plaît énormément et puis dans les moments où les clients se font plus rares, je sors ma guitare. Et ça me rend heureux.