BREAKING THE INNOCENCE

Une part de moi-même aurait voulu ne jamais oublier. Ne jamais oublier les souvenirs chaleureux propre à une vie de famille heureuse et épanouie. Les souvenirs d'une petite fille qui était capable de rêver, de rire et de se perdre dans l'insouciance propre à chaque enfant encore trop jeune que pour goûter aux révolutions de l'adolescence. Cette période où on ne voit pas le monde tel qu'il peut être, mais simplement avec un regard de gosse qui n'hésite pas un instant d'inventer mille et une choses pour transformer une vérité sombre en une chimère lumineuse. J'aurais voulu me souvenir de ces photos où je menais différentes tentatives désespérées d'apprendre la pâtisserie en compagnie de ma mère. Me souvenir de ces images où mon père me prenait sur ses épaules et me faisait faire l'avion comme une vraie petite chipie totalement friponne et légère. Me souvenir de ces fêtes et de ces goûters d'anniversaire où nous nous déguisions en fées, en princesses ou en licornes avec mes amies du bac à sable. Je ne cherchais rien d'autre que de continuer à profiter de tous ces instants. De les vivre pleinement sans jamais en demander mon reste. Être une petite fille normale. Être une petite fille heureuse. Être une petite fille qu'on ne jugerait jamais, qu'on ne plaindrait jamais. Juste être une petite fille normale comme toutes les autres. Que peut-on réellement souhaiter de plus quand on a onze ans...?

Ma chambre colorée faisait place à une pièce sombre, obscure, au sein de laquelle pratiquement aucun filet de lumière ne filtrait. Il y faisait froid, humide. Pas de lit, pas de chaise. La seule chose à laquelle j'avais droit? Un sol même pas carrelé et qui ne cessait d'irriter la peau de mes cuisses et de mes jambes chaque fois qu'elle se frottait contre ce sol. Une espèce de nuisette suintant une odeur putride me servait en guise de couverture. Dans la solitude la plus absolue, j'avais eu droit à une espèce d'ourson en peluche purulent et sorti tout droit d'une benne à ordure. Je n'osais même pas le toucher, même pas le regarder. Depuis combien de temps étais-je dans cette pièce? Je l'ignorais. L'absence de lumière et le rythme d'ores et déjà anéanti de mon sommeil m'empêchait d'avoir une quelconque notion du temps. Seul mon corps commençait à s'adapter au rythme des visites reçues de la part de mon bourreau. Mon cycle interne se préparait pour recevoir ce châtiment innommable, encore et encore, telle une fatalité constante. Ce châtiment où son corps prendrait ma chair de petite fille. Sa violence s'abattrait au rythme de sa perversion. Les coups de ceintures pleuvent avec la même régularité que ses coups de reins. Sa voix me terrorise. Ses gestes me paralysent. Mon corps ne cesse de me faire mal. Mais il n'en n'a que faire. Me servir ma gamelle et user de ce que mon corps de fillette peut lui apporter, voilà tout ce qui semble lui incomber. Pas un mot tendre, pas une parole de réconfort. Jamais il n'a essayé de joindre un tant soit peut de 'gentillesse' à ses agissements. J'étais sale. Souillée. Détruite et anéantie. Dans les Ténèbres ne demeure que l'obscurité. Pas d'espoir. Plus d'espoir. Je me haïssais plus que je ne le haïssais lui. Je me haïssais d'être aussi faible. D'être aussi docile. D'être aussi futile. Mais cette haine n'était pas assez puissante pour lutter contre l'emprise terrorisante qu'il renforçait sur moi, jour après jour. Je le voulais mort dans mes souhaits les plus chers... Mais je ne demeurais que sa victime, encore et encore, dans les faits.

Et puis, une lumière surgit au coeur de ses ténèbres. Cette petite chevelure blonde, que j'ai vu apparaître devant mes yeux pour la toute première fois, est parvenue à redonner un peu de vie à ce coeur meurtri. Quand j'ai vu la terreur dans ces petits iris bleutés, je ne voulais plus vivre pour ma peur. L'enfant terrorisé que j'étais trouva une inspiration dans la protection que j'étais incapable d'avoir pour moi-même, mais que je pouvais apporter pour ce petit être semblable à un ange. L'image d'un ange que je ne voulais pas voir être détruit par la perversion de ce monstre et de ce malade. Je ne voulais pas qu'il la touche et qu'elle ait à subir ce qu'il m'infligeait. De sa voix grave et infecte, il m'avait présenté ma partenaire d'infortune comme une camarade de jeu pour que je cesse de 'm'ennuyer'... Son erreur a été de m'offrir une bonne raison de tenir et de me redresser face à lui. Naïvement, je pensais sincèrement que me rebeller augmenterait ma dose de châtiment et laisserait respirer cet angelot, cet oisillon... Ma Birdie... Mais la vérité est que mon calvaire augmenta réellement mais ne protégea nullement ma cadette de tous les assauts de ce malade. L'une comme l'autre, nous étions vouées au même sort. La volonté que j'avais commencé à développer, il finit par la ruiner dans un machiavélisme sans nom. Plus je lui tenais tête, plus c'est Birdie qu'il punissait. Il retournait toute cette colère contre moi-même. Il retournait toute volonté d'échapattoire et d'espoir en leur donnant un aspect négatif et interdit. Il rattachait les sentiments capable de me sauver à de mauvaises choses, à tel point que je n'arrivais plus à désirer quoique ce soit. Birdie demeurait ce rayon de lumière au plus profond de moi-même qu'il ne pouvait tout simplement pas briser. Elle était la seule capable de m'arracher un besoin de protection, de sourire et de réconfort afin qu'elle ne souffre pas 'trop'. Mais déjà je me sentais coupable. Nous ne nous connaissions ni d'Eve, ni d'Adam elle et moi. Pourtant, ma plus grande culpabilité était de ne pouvoir rien faire lorsque c'était son tour. Lorsque c'était à elle de quitter cette pièce sombre. Au final, il n'y a que lorsqu'elle était à mes côtés, au coeur de cette obscurité la plus totale, que je me sentais un tant soit peu bien et rassurée. Je veillais sur elle comme je pouvais. Je voulais qu'elle croit que tout ça finirait, qu'on nous retrouverait, qu'on échapperait à ce monstre. Cependant, au plus profond de moi-même, j'avais la certitude qu'il était déjà trop tard...



INTO THE NIGHTMARE

Deux années coupées du monde. Deux années à vivre en captivité, Birdie et moi. Être libérée de cet homme était comme un rêve devenu impossible et qui, pourtant, en une fraction de secondes, devint une réalité concrète. L'Enfer était terminé. L'heure était au retour à la normalité, à une vie traditionnelle et banale... Sauf que je n'y parvenais tout simplement pas. Et comment en aurais-je été capable après tout? Je devais trouver de nouveaux repères. Je devais réapprendre ce qu'était une interaction normale avec d'autres enfants, d'autres ados, d'autres adultes. Je devais réapprendre à retrouver le confort d'une chambre, la chaleur d'une couverture, l'onctuosité d'un matelas confortable à souhait... Et à être sans Birdie. Mes nuits étaient impossibles sans elle au début. Je ne me sentais pas bien. Je me sentais mal d'être là, allongée dans mon lit, sans savoir ce qu'il en était de ce petit ange qui avait été près de moi durant ces deux années de calvaire. Alors oui, sans doute était-ce de l'inconscience quand on sortait d'un kidnapping mais, je n'avais que treize ans que je disparaissais alors de ma chambre et traversais les rues pour m'introduire, en douce, dans la chambre de Birdie et la prendre dans mes bras. Je ne compte pas le nombre de fois où je suis restée jusqu'aux premières lueurs de l'aube, à ne pratiquement pas dormir mais juste à la veiller. Et encore moins le nombre de fois où mes parents venaient me rechercher car ceux de Birdie nous avait trouvé toutes les deux endormies l'une contre l'autre. Au moins n'y avait-il pas de cris et de reproches à l'encontre de l'une ou de l'autre. Et quand bien même il y en aurait eu, j'aurais été incapable de faire autrement. Si je ne venais pas, Birdie m'appelait. Et si elle ne m'appelait pas, je venais frapper à son carreau. D'ailleurs, toutes ces nuits où j'arrivais un tant soit peu à dormir de manière apaisée, c'était lorsque j'étais auprès de Birdie.

La vérité, c'est que ce n'est même pas par le traumatisme que vous n'arrivez pas à oublier... Mais bien par toutes les personnes qui vous entourent. Médiatisation d'une histoire dont je ne voulais plus entendre parler. Des séances chez une psy qui me forçait sans cesse à tout ressortir sur le tapis. Des parents devenus beaucoup trop prévenants au point d'en être aussi étouffants que pénibles. Et puis toutes ces personnes qui vous regardent et vous plaignent. Toutes ces personnes qui vous empêchent de vous faire sentir normal. Toutes ces personnes qui, derrière leur bonne volonté, ne font que de vous renfermer dans cette pièce sombre dont la porte ne s'ouvrait que pour subir un nouveau round de torture. Et, enfin, cette surdose de gentillesse et de pseudo compréhension, qui que vous soyez ou quoi que vous fassiez. Je n'en voulais pas! Je n'ai jamais demandé la pitié de qui que ce soit! Je voulais juste qu'on me laisse vivre désormais et qu'on me foutte une paix royale! Mais personne ne voulait l'entendre, personne ne voulait l'écouter. Fallaient ils qu'ils soient tous des handicapés finis pour ne pas comprendre cette notion élémentaire: on ne guérit pas d'un cauchemar en étant perpétuellement replonger dedans!

C'est à cette période que j'ai rencontré les Wild's Cats. Nous étions tous plus ou moins du même âge. Des ado's typiques ou, tout du moins, que j'arrivais à trouver normaux. Pourquoi? Par cette nonchalance et ce détachement de tout. Quatre ado's qui ne se souciaient guère de ce qui pouvait se passer en dehors de leur bulle et de leur univers musical en l'occurrence. Leur musique et leur liberté, ils ne semblaient croire qu'en ça. Et si je me suis tournée vers eux, c'est parce qu'ils ont été les seuls à me parler normalement. Ils ne m'ont pas dévisagé comme la captive. Ils ne m'ont pas regardé comme la pauvre malheureuse qui sortait de son enfer. Ils m'ont regardé comme une simple paumée qui voulait un peu de changement et un peu de liberté dans cette obscurité ambiante. En vérité, ils m'ont apporté bien plus que ça. Avec les Wild's Cats, je suis parvenue à trouver ce qu'il me fallait pour tenir le choc et avancer. Avec eux, j'ai pu me révéler à des expressions nouvelles, à une personnalité nouvelle. Ils m'ont sensibilisé à la musique. J'ai appris à chanter. À gratter les cordes d'une guitare. À hurler ce que j'avais sur le coeur et à écrire ce qui me meurtrissait l'âme pour ensuite l'extérioriser en chanson. Auprès de leur contact, j'ai ressenti la libération que pouvait apporté l'alcool, la drogue, le sexe et l'absence de conformité. Après tout, je n'étais plus destinée à avoir une vie normale, alors à quoi bon s'évertuer de jouer le rôle de la fille qui pouvait être sauvée ou encore avoir un avenir concret devant elle? M'encombrer de rêves pour demain, je n'en voyais pas l'utilité. Je pourrissais derrière les bancs de l'école parce que je n'en n'avais pas le choix. Je me bouffais les remarques de mes parents car je n'avais nulle part où aller et que la maison me convenait dans l'immédiat. En contrepartie, je sortais soir après soir, nuit après nuit. Je gouttais à l'ivresse de la chair féminine. Je me noyais dans des dérives éthyliques. Je plânais comme jamais grâce à toutes les saloperies que je pouvais ingurgiter du matin au soir. Mais jamais, ô grand jamais, je ne sacrifiai Birdie au nom de ces plaisirs et de cette nouvelle 'Dileann'. Il y avait une chance, il y avait un espoir pour elle, plus que pour moi en tout cas. Néanmoins, c'est surtout que je ne pouvais pas me détâcher d'elle, ni même l'oublier. Elle faisait partie de ma chair et de mon sang. Elle était imprégnée dans mon corps, dans ma peau, dans mes veines. Je préférais mourir que de devoir renoncer à elle. Trop fière et trop toxique pour elle, je savais déjà à l'époque ce que je ressentais pour elle... Mais jamais je n'ai voulu lui dire, ni même le reconnaître, voire même l'accepter.



A PIECE OF FREEDOM

Je n'ai aucun regret. Cette jouissance macabre se mêlant à la satisfaction de pouvoir libérer enfin Birdie de sa terreur, de me libérer également, tout ça n'avait aucun égal sur l'instant. Cet enfoiré, ce bourreau... Par je ne sais quel moyen il avait finalement été acquitté, mais cette rage au fond de moi, ce regard paniqué et angoissé de ma Birdie, non, je ne pouvais pas le laisser s'en tirer comme ça. Il était hors de question que ce fils de p*te profite de sa vie comme si de rien n'était, alors que nous étions en fin de compte toujours au coeur de ce cauchemar. C'est sans retenue, sans relâche, que je n'ai cessé d'abattre ce bout de bois sur son corps et sur son crâne. De toute ma conscience, de toute ma volonté et de toute mon envie, je me suis déchaînée au même titre qu'il se déchainait sur nous. Je l'ai roué d'une multitude de coups au sein desquels ressortaient des cris et des larmes que je ne parvenais pas à contenir. Sept années que j'avais retrouvé l'air libre... Et pour la toute première fois, j'avais la sensation de libérer une partie de cet immense poids qui reposait inlassablement sur ma conscience. Sans doute est-ce pour cela que je n'ai même pas essayé de fuir. Je suis restée là, à côté de son cadavre, à le regarder pourir jusqu'à ce que les forces de l'ordre débarquent et m'emmènent, menottes aux poignets. Je ne cherchais pas à m'évader ou à m'envoler dans la nature. J'assumais et me sentais bien. J'avais libéré ma haine. Et Birdie n'aurait plus à avoir d'angoisse désormais. La page était tournée.

Malgré les circonstances atténuantes dont j'aurais pu bénéficier, je pris près de sept ans de prison pour homicide volontaire. Je n'ai pas cherché à contester le verdict, ni même à faire appel. Être dehors ou derrière les barreaux, cela n'avait vraiment pas d'importance pour moi. La prison où je devais atterrir sera toujours plus douce et confortable que celle au sein de laquelle je suis restée pendant des années entières. En toute sincérité, à ce moment-là, j'étais incapable de dire si ma vie avait encore un sens ou valait le coup de continuer. Ma seule certitude, c'est que Birdie, elle, elle pourrait enfin penser à son avenir et à le construire. C'est à ce moment précis que j'ai compris à quel point je l'avais dans la peau. Elle venait me voir, elle ne voulait pas me laisser affronter ça toute seule. Alors j'ai fait la dernière chose que je pouvais faire pour elle... La repousser et la rejetter en la blessant précisément là où il le fallait pour qu'elle m'oublie et aille de l'avant. Je l'ai fait en mon âme et conscience, car elle méritait mieux que de vivre dans cette aura détestable qui avait été la nôtre depuis notre première rencontre. Mais, paradoxalement, je ne me le suis jamais pardonné non plus. Mes paroles, ma colère, ma haine, ma rage... Birdie n'aura jamais été aussi présente dans ma vie qu'à partir du moment où je l'ai forcé à en sortir...

Je suis demeurée là, purgeant ma peine. Là où certains trouvent en la prison une illumination par laquelle se poser, se calmer et se remettre en question, moi je ne laissais que le feu de mes envies de liberté et mes désirs marginaux ne gagner qu'en intensité. Avec de bonnes relations, on trouve tout ce que l'on veut en prison. Ainsi j'ai pu continuer de m'abreuver, de sniffer, de me piquer, de me faire mes doses. J'ai appris à devenir plus revêche et violente lorsqu'on me cherchait ou me provoquait. C'est un univers loin d'être tendre, où il faut être fort, où seule la loi du plus fort compte si vous voulez vous en tirer. Et si je ne connais pas l'univers carcéral réservé aux hommes, je peux vous certifier que celui des femmes est très loin d'être tendre! Mais qu'importe! Par je ne sais quelle volonté divine, j'ai tenu le coup... J'ai tenu le coup suffisamment pour me voir une opportunité de réinsertion. Réinsertion dans la vie active, dans le 'système' comme on dit. L'ironie du sort est que si je voulais retrouver ma liberté, je devais obligatoirement passer par la case où je me conformais à une société et une réalité que j'ai toujours eu de cesse de fuir... Ceci dit, j'ai pas envie de faire un caprice pour autant. Je donnerais tout pour retrouver l'air de l'extérieur, la chaleur du soleil et la fureur des nuits. Alors s'il faut jouer leur comédie pour y parvenir, d'accord, je le ferai. Je dois dire que le type qui a décidé de me prendre en charge et de m'aider n'a pas l'air méchant. Maintenant, je ne sais pas non plus qui sait et je m'en contrefous. Qu'il me sorte de ce trou. Qu'il m'aide à me retourner. Et qu'il me laisse foutre le camp une fois que je l'aurai décidé. La tigresse aussi blessée et détruite que rebelle ne supporte plus de se sentir dans une quelconque cage. Je veux plus que tout cette liberté qu'on m'a toujours enlevé... Au même titre que je ne veux que retrouver ma Tessa, ma Birdie...