Il ne reconnaissait plus l’endroit dans lequel il avait vécu la première partie de sa vie. Beaucoup de choses avaient changé, et bien que les rues portaient toujours les mêmes noms, bien qu’elle restaient les mêmes, les boutiques et les maisons qui les peuplaient n’étaient plus celles qu’il avait connues. En dix ans, il était devenu un étranger dans sa propre ville. Il avait la sensation de ne plus être à sa place nulle part. Il n’avait pas de métier, aucun diplôme pour prétendre à un poste intéressant, il avait un casier judiciaire suffisant pour ne pas lui faire confiance, en plus d’être relativement connu en ville pour ses frasques d’antan. En plus de tout cela, son père, qu’il avait pourtant toujours détesté, était mort de la façon la plus misérable possible, il se demandait même comment il avait hérité de son taudis. Cet endroit tombait en ruine, il n’y avait plus rien à faire, ou du moins, pas avec ses moyens. Il dormait sur ce qui restait de son lit d’adolescent, entouré par la poussière, et les tags que des squatteurs avaient pu laissés au fil des années. Il ignorait encore comment se sortir de cette situation, mais ne désespérait pas à trouver un employeur qui croirait en sa rédemption.

Il n’avait attendu que quelques jours avant d’entamer des recherches pour retrouver son premier amour, Elyxir. Il ne savait rien de ce qu’elle était devenue, ce qu’elle avait fait après l’avoir laissé derrière elle. Il l’imaginait avoir une vie décente, plus tranquille et plus rangée qu’à l’époque, avec un métier qui lui convenait et lui permettait d’évoluer. Il espérait qu’elle se soit débarrassée de ses démons, dont il faisait partie, lui aussi. Il n’avait jamais été la bonne personne pour elle, et il n’était pas non plus convaincu de l’être aujourd’hui. A l’époque, ils s’étaient trouvés, et unis, parce qu’ils étaient aussi misérables l’un que l’autre, mais c’était différent à présent. Il avait pourtant besoin de lui parler dans l’espoir de tourner la page. Il ne fut pas très difficile de la retrouver, mais une fois devant chez elle, il ne parvenait pas à sonner à sa porte. Le manège dura plusieurs semaines, pendant lesquelles il se posta devant son appartement pour regarder à sa fenêtre, la voir apparaitre quelques minutes, jusqu’à ce qu’elle tourne la tête. Il fuyait à chaque fois, incapable de réellement lui faire face. Cette fois, il resta plus longtemps, observant ses traits changés par les années. Elle avait mûri, et était devenue une femme, mais ses yeux gardaient leur bleu immaculé, profond, si intense qu’il s’y était souvent noyé. Elle avait beau avoir changé tout autant que lui, il était toujours sous son charme.

Il la regarda fermer les yeux lorsqu’elle l’aperçut, et prit cela comme un signal pour partir. Il resta quelques secondes de plus, puis prit le chemin du retour, la tête encapuchonnée, comme s’il ne voulait pas qu’elle le reconnaisse. Cependant, il se figea lorsqu’il entendit sa voix, de la même manière que son cœur rata un battement, toujours attaché à elle malgré la rancœur et les années écoulées. Elle posa sa main sur son épaule et il se retourna, retirant sa capuche pour qu’elle le voie mieux, le regard à la fois troublé et plus dur qu’il ne l’aurait voulu. Il y eut un moment de silence avant qu’elle ne prononce son nom, comme si elle hésitait, comme si elle n’y croyait pas. Il serra les dents malgré lui, partagé entre la rancœur et la joie de la revoir. Lorsque ses doigts effleurèrent sa joue, il eut un mouvement de recul, un réflexe, qui la fit baisser son bras. Il la fixa un moment, admirant de plus près son visage, ses tâches de rousseur qui semblaient ressortir plus qu’autrefois, ses cheveux châtains bercés par le vent, et ses yeux, toujours ses yeux. Il ne put les fixer très longtemps, trop faible pour y résister. « Je pensais pas que tu t’en souviendrais. » Son ton était plus froid qu’il ne le pensait, mais il ne pouvait chasser ce sentiment d’abandon qu’il avait eu lorsqu’elle était partie. Elle lui demanda depuis combien de temps il était sorti et il lâcha un rire, presque mauvais. « Ca fait quelques semaines, après dix ans. » Tout ce temps qu’il avait passé en prison, il savait qu’il ne le récupérerait jamais. « Comment te traite la vie, ces temps-ci ? J’t’ai manqué ? » Il rit encore, ne croyant pas à cette hypothèse, convaincu qu’elle l’avait laissé lorsqu’elle s’était rendu compte qu’elle pouvait trouver bien mieux que lui.

Il s’était souvent imaginé le moment où il reverrait Elyxir, songeant à des tas de scénarios différents en fonction de son humeur et de son ressenti. Pourtant, aucun de ces scénarios ne l’avait préparé à ce qu’il ressentirait réellement à l’instant où il l’aurait en face de lui. Il avait tellement de sentiments contradictoires en lui la concernant. Une part de lui la haïssait, la part al plus sombre, une autre l’aimait encore, par nostalgie, ou peut-être parce qu’il ne pouvait en être autrement. Ces deux parts de lui se battaient en duel constamment, révélant des facettes parfois plus sombres de lui, parfois plus tendres. Il était partagé entre toutes ces options ignorant encore quel sentiment prendrait le dessus La rancœur fut la première à intervenir lorsqu’elle prononça son nom, et ne le lâcha pas immédiatement. Il aurait voulu qu’elle soit restée avec lui, qu’elle se soit battue, qu’elle l’ait encouragé, qu’elle ait été là pour l’aider lorsque la prison devenait une réalité trop difficile à gérer, et que le poids des années l’accablait. Ca n’avait pas été le cas, et il ne pouvait s’empêcher de le lui reprocher. Il le lui fit remarquer par une plaisanterie sèche qu’il regretta pourtant aussitôt. Il savait déjà que cet échange serait maladroit et qu’il regretterait la plupart de ses mots, voilà pourquoi, jusqu’à présent, il n’avait fait que l’observer de loin, sans jamais frapper à sa porte. Il haussa les épaules de la même façon qu’elle à sa réponse, un sourire froid qui ne quittait pas ses lèvres. « Beaucoup de monde apparemment, surtout les amis. Pour les autres, je suis Nino le dangereux dealer. » Comme s’il avait réellement été dangereux. Certes, il avait dû se montrer violent quelques fois, pour se faire respecter dans un métier qui l’exigeait, mais il avait purgé sa peine, c’était fini.

Elle lui demanda depuis combien de temps il était sorti de prison, et il accentua dans sa réponse le temps écoulé depuis leur dernière rencontre. Il avait hésité à lui envoyer une lettre avant de sortir, pour la prévenir, et espérer viendrait le retrouver, mais il n’avait pas son adresse à ce moment-là, et avait abandonné l’idée, par peur d’être déçu, et parce que sa fierté lui dictait de ne pas s’abaisser à ça. Il n’avait pas prévenu grand monde, à vrai dire. Et lorsqu’il lui demanda ce qu’était sa vie aujourd’hui, la froideur de son ton lui fit presque mal au cœur. Qu’étaient-ils devenus, eux qui étaient pourtant si complices autrefois ? Ils avaient bien quelques disputes, vu leur caractère à chacun, mais jamais ils n’avaient été aussi distants. Elle baissa la tête en silence avant d’exploser, sous-entendant que sa vie non plus n’avait pas été facile. Il ne put taire un rire en l’écoutant. « Oh, désolé que ma peine de prison n’ait pas été confortable pour toi, princesse ! » Il se détestait d’être comme ça, si froid, si mauvais, mais c’était plus fort que lui. Il ne savait rien de ce qu’elle avait vécu, ses difficultés, ses peines, ses ennuis. Tout ce qu’il savait, c’était qu’elle était partie alors qu’il purgeait sa peine. Elle semblait lui en vouloir autant qu’il lui en voulait.

Lorsqu’elle se rapprocha, son corps entier se tendit. A cette distance, il ne pouvait éviter son regard, ces yeux qui avaient toujours eus un effet particulier sur lui, comme si elle s’immisçait en lui pour sonder son âme. Il n’avait jamais pu résister à ses yeux, et sa question le désarma. Qu’est-ce qu’il faisait là, au juste ? Que cherchait-il en venant l’observer devant chez elle pendant des semaines ? Il n’avait aucune idée de la réponse. Il laissa le silence s’installer, déstabilisé, avant de hausser les épaules, piteusement. « J’en sais rien. » Il ne pouvait pas être plus honnête. Son ton s’était adouci, trahissant son état d’esprit alors qu’il continuait de la fixer. Il baissa alors la tête, comme le chien galeux qu’il était. « C’est long, dix ans. Tout a changé, j’reconnais plus grand-chose. Toi aussi, tu as changé. Et moi aussi. J’suis plus ce gamin écervelé qui se foutait de toutes les conséquences de ses bêtises. » Au final, c’était peut-être parce qu’elle était celle qui le comprenait autrefois, qu’il voulait la retrouver. Se raccrocher à ce qu’il avait connu, ces petites choses qu’il aurait pu reconnaître au milieu de l’inconnu. « Pourquoi tu n’as jamais donné de nouvelles ? » Voilà la question qui lui brûlait les lèvres, celle qu’il avait toujours voulu poser. Pourquoi l’avait-elle laissé seul, pourquoi ne l’avait-elle jamais recontacté. Il pouvait en comprendre la raison, mais dans tout ça, il s’était retrouvé seul contre tous ses démons. Même son père avait préféré mourir seul, en secret, plutôt que de rendre visite à son fils.