C’était cela : s’évanouir comme un souffle dans la chaleur d’une peau plus douce que la sienne, s’oublier et renaître.
- Jean Barbe.
Février 2008.Le soleil avait disparu depuis plusieurs heures déjà, laissant les ténèbres happer l’Irlande de ses mâchoires glaciales. Jetant un regard inquiet par dessus son épaule, la jeune femme accéléra le pas et s’engouffra dans la ruelle déserte. Cela faisait des années qu’elle empruntait les mêmes rues aux mêmes horaires ; et pourtant, l’angoisse qui écrasait ses entrailles semblait chaque nuit aussi forte, presque insurmontable. Il fallait dire qu’à Dublin Nord, sortir seule après le coucher du soleil relevait de l’inconscience, et elle en avait déjà fait les frais, une fois. Une seule fois, dont elle n’avait jamais osé parler à personne. Les battements de son cœur résonnant dans ses tempes, elle serra les dents. Plus que quelques mètres, et elle retrouverait la chaleur rassurante de la maison...
Mais le destin en avait décidé autrement. Une silhouette, surgissant de nulle part, fondit sur elle. Une main se plaqua sur sa bouche, tandis qu’on se collait contre elle. Les yeux de la jeune femme s’écarquillèrent de frayeur, un cri étouffé par les doigts de l’homme. Et puis, finalement, la main la lâcha et un rire échappa de la barrière de ses lèvres.
« Bordel Errwan, c’était déjà pas drôle les vingt-cinq premières fois, tu sais! » Faol laissa un sourire illuminer ses traits de gamin.
« Ça c’est parce que je mise tout sur le comique de répétition, tu trouveras ça drôle un jour, tu verras. ». Elle lui adressa ce sourire faussement blasé, celui qui ne trahissait légèrement ses fossettes. Il passa ses doigts dans ses cheveux, plongea ses iris clairs dans ceux de sa petite amie. Leurs visages se rapprochèrent tandis qu’ils s’enlaçaient dans un baiser. L’ardeur de ses lèvres, l’odeur de sa peau… Il avait l’impression de la connaître par cœur, sans pour autant pouvoir s’en rassasier.
Mettant fin à leur baiser, elle l’entraina à sa suite jusqu’à un appartement minable dans lequel ils entrèrent. Toutes les lumières étaient éteintes, signe que son père n'était pas là. Ce fut alors son tour à elle de plaquer son petit ami contre le mur, l’embrassant sauvagement, soulevant son t-shirt avec empressement. Après quatre ans, ils ne s’embarrassaient plus de subtilités pour faire comprendre à l’autre ce dont ils avaient envie... Et c’était précisément l’une des choses qui rendait leur relation si fantastique.
La dévorant des yeux, le jeune brun l’aida à se dévêtir avant de la soulever pour l'asseoir sur la table de la cuisine. Ses lèvres parcoururent sa peau, ses caresses se faisant chaque instant plus pressantes. Et puis, un sourire niais s’empara de son visage.
« Je rêves, Leel’, ou tu as pris de la poitrine ? », murmura-t-il entre deux baisers. Leah sembla soudain se pétrifier.
« Non, tu le penses? Putain me dis pas des trucs comme ça …» Le repoussant alors qu’il descendait entre ses cuisses, une expression angoissée s’invita sur son visage, déformant ses traits diaphanes.
« Errwan, arrêtes, je suis sérieuse… J’ai du retard… » « Pourquoi, tu vas où ? » A mille lieux de saisir la gravité de la situation, il entreprit de couvrir son cou de baisers. Puis le silence lourd de sens de la jeune femme le fit redescendre sur terre.
« Oh… » Il se redressa, se sentant parfaitement stupide. Stupide et profondément dans la merde.
« Putain… Ton père va me tuer. » Mars 2008« C’est bon, je peux regarder ? » « Deux secondes ! » Un sourire surexcité accroché aux lèvres, Errwan s’empressa d’enlever la pelle et la balayette qui trainaient encore dans la pièce. C’est qu’il avait le souci du détail, le gamin ; peut-être parce que ce moment comptait tout particulièrement pour lui. Il se tourna à nouveau vers sa petite amie, l’air au moins aussi fébrile qu’un enfant le matin de noël.
« C’est bon, tu peux. » Elle retira la cravate qui lui bandait les yeux, se retrouvant alors face à une pièce totalement vide. Le papier peint défraîchi avait été à moitié arraché, et une ampoule nue pendait tristement au plafond. Les posters de Nirvana, la bibliothèque remplie de romans, le tourne-disque – il avait tout enlevé.
« Euh… Le gouvernement a trouvé tes comptes en Suisse et vient de saisir tous les biens de ton luxueux 23m² ? » Ignorant la plaisanterie, Faol lui prit la main, et son regard l’accrocha avec un sérieux qui ne lui ressemblait pas.
« En fait, je me disais que… ça pouvait être la future chambre du bébé. » Il baissa un instant les yeux sur le ventre de la jeune femme avant de les reposer à nouveau sur elle.
« Leah… Je sais que c’est loin de tout ce qu’on avait prévu, mais il n’est pas question que je te laisse affronter ça toute seule. Je veux être là pour toi, pour le bébé. Même si ça signifie qu’il faudra que je change des couches vingt fois par jour et que mes collègues de boulot ne m’adressent plus la parole parce que mes fringues sentent le lait caillé. Je veux que tu puisses passer ton bac et faire les études que tu veux. Et je veux que tu puisses annoncer la nouvelle à ton père sans être terrifiée à l’idée qu’il te foute à la rue… parce que tu seras jamais à la rue, et lui non plus. » Il fit un geste pour désigner le ventre de la jeune Irlandaise, et Errwan réalisa alors seulement que ses doigts tremblaient. Lui qui se vantait si souvent de n'avoir peur de rien frémissait à la perspective de poser une question ; une simple petite question.
« Leah, je sais pas trop comment on est censé demander ça… Est-ce que… Est-ce que tu veux bien venir vivre avec moi ?» Un nœud s’était formé dans son ventre, et son cœur battait si fort qu’il lui semblait sur le point de lui trouer la gorge. C’était sans doute la première fois depuis bien longtemps qu’il parlait autant sans placer la moindre blague. L’heure était grave, il le savait. A dix-huit ans, et son indépendance acquise depuis à peine quelques mois, il avait accidentellement mit sa petite amie de seize ans enceinte. La question de garder l’enfant ou pas n’avait même pas pu se poser : l’avortement était toujours interdit, dans ce pays d’attardés religieux qu’était l’Irlande. Alors oui, Errwan n’avait jamais voulu de cet enfant. Pourtant, il voulait être là : tout simplement parce que fuir ses responsabilités aurait signifié perdre Leah, et qu’il lui paraissait inconcevable de vivre le reste de sa vie sans elle. Elle était devenue tout pour lui ; son univers entier gravitait autour de son simple prénom. A tel point qu’il était devenu incapable de se souvenir de ce qu’il faisait, avant. Il n’était même plus sûr d’avoir été vraiment vivant avant de croiser son regard pour la première fois. Alors, quelques jours plus tard, sa mère allait devenir folle de rage en apprenant qu’elle allait devenir grand-mère. Son père allait se plonger dans un mutisme froid pendant des semaines. Mais pour Errwan, cela n’avait aucune importance : Leah, les larmes aux yeux, avait accepté d’emménager dans son appartement pour élever ensemble leur bébé ; et Elwyn, du haut de ses dix ans, les soutenait. C’était tout ce qui comptait.
On se penche au-dessus de l’abîme, et, aussi atroce que cela puisse paraître, on comprend tout.
- Harlan Coben.
Mai 2008Allongé sur la bâche en plastique qui jonchait le sol, Errwan avait laissé son regard se perdre sur le mobile coloré qui dansait lentement au plafond.
Tout, dans cette pièce, émanait la joie : la peinture bleue ciel des murs, les douces peluches soigneusement posées dans un coin, les animaux de la savane qui parcouraient la fresque murale. Oui ; tout dans cette pièce émanait la joie – tout sauf Errwan, que la douleur traversait de part en part. C’était comme si un gouffre s’agrandissait dans sa poitrine. Un gouffre aux mâchoires glaciales qui rongeait peu à peu tout ce qu’il pouvait y avoir de bon chez lui.
C’était peut-être bête, de se mettre dans un tel état. Après tout, les fausses-couches, c’était quelque chose qui arrivait. Et puis, puisqu’il n’était pas né, il n’avait pas réellement connu ce bébé ; pour dire vrai, il ne l’avait même pas désiré. Ouais. Pourtant, quand Leah l’avait perdu, il avait semblé au jeune homme que le monde entier s’effondrait sous ses pieds. Il lui avait fallu quelques jours pour assimiler ce que cela impliquait, mais chaque réalisation avait été comme autant de balles éclatant dans sa chair. Il ne serrerait jamais ses petits doigts ; il ne l’encouragerait jamais lors de ses premiers pas. Personne n’allait l’appeler papa, et si cette chambre à moitié achevée n’allait finalement être le théâtre d’aucun cauchemar, elle n’abriterait jamais non plus les doux rêves d’un enfant. C’était terrible à accepter, et l’avait forcé pour l’une des premières fois de sa vie à se confronter à cette vérité : la plupart du temps, la vie était d’un ennui mortel ; mais parfois aussi, elle était tout simplement cruelle.
Leah ouvrit la porte, doucement, presque timidement. Mais quand son regard se posa sur le jeune homme prostré sur le parquet, son expression se teinta d’une colère sourde.
« Errwan, ne me dis pas que tu es encore là… » Avec un effort infini, l’irlandais sorti de sa torpeur, se forçant à se redresser pour faire face à la jeune femme. Ses traits, pourtant, ne reprirent vie que lorsque ses yeux tombèrent sur la valise qu’elle tenait.
« Qu’est-ce que tu fais avec ça ? » « Tu devrais sortir un peu, tu sais. Te changer les idées. Essayer d’avancer. » Le cœur battant à tout rompre, il pinça les lèvres avant de répéter la question, séparant chaque syllabe.
« Leah, qu’est-ce que tu fais avec ça ? » Oh, bien sûr, quelque part, il connaissait la réponse. Il refusait juste de l’admettre. Sa naïveté d’adolescent, peut-être, le laissait croire que quatre années d’un amour aussi brûlant ne pouvaient pas décemment se terminer comme ça ; que cette valise était forcément dans la main de sa petite amie pour autre chose. Mais la vie, ça ne fonctionnait pas comme ça. La vie n’en avait rien à foutre que vous soyez prêts ou non à affronter la vérité.
« Je pars. » Les mots étaient sortis de la bouche de Leah comme une éclaboussure, laissant Faol hébété.
« Leah… » « Errwan… Au final, je crois que c’est mieux, que les choses se soient passées comme ça. On n’était pas prêts, ça aurait forcément mal tourné. J’aimerais reprendre une vie normale, maintenant, passer à autre chose... Mais je ne pourrais jamais le faire si tu es sans cesse en train de me rappeler qu’on a perdu un bébé. » Les mots avaient pénétré en lui, lourds et froids. Il fut incapable de répondre quoi que ce soit : il n’arrivait plus à respirer. Assis sur le sol, les yeux ouverts comme deux trous béants, il put seulement la voir tourner les talons et disparaître de sa vie.
Je viens de Mars, toi de Vénus. Je fais des choses, tu t'inquiètes à leur sujet. Je couche avec les filles, tu les convaincs de se suicider.
- Skins.
C’était comme ça que ça avait commencé : les fêtes. L’alcool. Les filles. Lui qui avait été un adolescent sérieux et sans problèmes avait apparemment décidé d’attendre de dépasser les dix-huit ans pour enchaîner les conneries, comme s’il avait eu besoin de compenser ces quatre années irréprochables. D’après sa mère, il faisait sa crise en retard, en bon adolescent attardé - sauf qu’il avait dépassé la vingtaine, maintenant. Il sortait presque tous les soirs, ramenait des filles différentes à chaque fois, s’était mis à fumer comme un pompier ; il avait même subitement décidé qu’Errwan n’était plus assez cool pour lui et qu’on devait maintenant l’appeler par son deuxième prénom.
Ses parents avaient trouvé plein de belles théories pour expliquer ce revirement de situation. Mais la vérité, c’était que son cœur en miettes l’empêchait de ressentir autre chose qu’un vide ; et que briser les interdits était le seul moyen qu’il avait trouvé pour se sentir vivant.
Redressant la tête, il appuya sur sa narine comme pour empêcher de quelconques résidus de coke d’en redescendre. Son nez était douloureux, et n’allait probablement pas tarder à saigner ; pas étonnant, avec tout ce qu’il avait aspiré comme saloperies ce soir-là. Il rencontra son reflet dans le miroir. Ses pupilles étaient dilatées à l’extrême, faisant ressembler ses yeux habituellement si clairs à deux immenses puits noirs. N’importe qui le regardant de près saurait qu’il avait pris quelque chose ; mais à vrai dire, il n’en avait absolument rien à foutre. Il était le plus vieux à cette soirée, il faisait bien ce qu’il voulait.
Il adressa un sourire à son reflet, réajusta un peu ses cheveux en songeant qu’ils auraient mérité une bonne coupe. Et puis, il la sentit venir : l’énergie immense qui montait en lui. Les miracles de la drogue. En quelques secondes, il se sentit invincible, et surtout, très heureux. Il fallait qu’il bouge, là, maintenant. Qu’il sorte, et qu’il aille donner de l’amour à tous ses amis : la vie était trop belle pour rester seul dans ces toilettes minables une seconde de plus. Donnant un coup de pied dans la porte pour l’ouvrir, il rejoint les autres fêtards qui discutaient autour du feu improvisé. Son frère était là, et écoutait avec attention l’un des garçons raconter une anecdote visiblement passionnante. Ses yeux brillaient d’une lueur étrange, et pendant un instant, Adam se demanda si Elwyn s’en était rendu compte, de son attirance pour les hommes. Mais la coke lui répondit qu’on s’en foutait, parce que de toute façon, il était si mignon qu’il pouvait avoir n’importe qui. C’était dans leur sang, ça ; même s’ils ne se ressemblaient pas du tout l’un et l’autre, un charme irrésistible coulait dans les veines des Faol – enfin bon, c’était sa théorie personnelle.
« Elwyyyyyyyn ! » Un grand sourire s’étendant d’une oreille à l’autre, il s’accroupit près de son petit frère, posant une main sur son épaule. C’était parti d’un instinct protecteur, mais servit plutôt finalement à garder l’équilibre.
« Maman m’a appelé, elle est folle d’inquiétude pour toi. Tu ferais mieux de jeter un œil à ton téléphone. » Il accompagna ces mots d’un hochement de tête très sérieux, comme s’il venait de donner un conseil d’une grande sagesse.
« Enfin bon, je lui ai dit que tu dormais chez moi, comme ça tu restes aussi longtemps que tu veux, et tu peux pieuter chez moi, chez Faye ou chez qui tu veux. Moi je reviens, il faut juste que j’aille faire un truc avec la fille là-bas. » Il adressa un sourire à la jeune femme (une certaine Kelly – ou peut-être Betty, il n’était plus sûr) qui l’attendait à l’écart du feu, avant de regarder à nouveau son petit frère.
« Je crois bien qu’on va baiser », ajouta-t-il joyeusement, comme si l’allusion avait pu échapper à Elwyn. Sur ce, il se redressa, et s’éloigna dans la nuit avec Jenny – qui s’avéra s’appeler Elisa, au final - mais ce n’était pas comme si ça changeait quelque chose au programme, de toute façon.