Si tu tombes, c’est la chute, si tu chutes, c’est la tombe.
Combien de connards se sont donc esclaffés sur cette phrase sordide ? C’est franchement très poétique ce parallélisme, digne du spleen baudelairien non ? Mais le spleen il n’est pas dans ces quelques mots. Le spleen il imprègne ma peau. Depuis que j’ai neuf ans. Il s’est infiltré dans les moindres recoins de mon âme et j’ai dû apprendre à vivre avec. Cette mélancolie morbide qui stagne dans ma mémoire, se rappelant par flashbacks confus dans mes rêves les plus noirs. Ces rêves où ma mère hurle de désespoir, accrochée au rail de ce tram qui gronde et qui fume sur la voie, sans pouvoir arrêter ses roues meurtrières.
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Ma mère nous a quittés le 8 décembre 2004 dans une station de métro de Mexico. Une bande de camé un peu trop sûr de leur potentiel sportif – et dans un grand besoin d’argent – s’est occupée d’extraire de son sac tout les objets revendables ainsi que son portefeuille un peu trop plein. Pour éviter toute riposte ils n’ont pas hésité à la jeter sous les roues du tram. Devant mes yeux. Mes yeux innocents de petite fille de neuf ans, embusquée derrière une poubelle, tremblotante et avec mes seules larmes pour hurler ma douleur.
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« Je sais bien que ça ne t’enchante pas d’y aller, que tu aurais préféré rester là-bas, mais bon Dieu, j’en pouvais plus de vivre dans cette ville. Là où elle est morte ? Chaque matin en passant la porte je suis frappée par la puanteur de cette ville. Je vomis cette ville tu m’entends ? Alors que ça te plaise ou non, désormais nous vivons à Marple Spring. Quand tu seras grande tu iras vivre où tu veux ma belle, mais pour l’instant tu es encore sous ma responsabilité et sous mon toit. Et je n’accepterais pas que tu subisses le même sort que ta mère. Point à la ligne. » Mon sac de cours atterrit souplement sur mon lit, mais le poids qu’il pesait en réalité était bien plus lourd qu’il ne me semblait. Le lourd fardeau d’un retour à la vie sociale ne me branchait pas plus que ça. Déglutissant difficilement, j’acquiesçais silencieusement aux brutales paroles de mon père qui souffrait encore et toujours de la mort violente de ma mère quatre ans plus tôt. Je ne m’en étais moi-même pas encore remise. Et la perspective de devoir affronter le monde pullulant d’adolescents en mal d’amour et dont les hormones s’éveillaient déjà ne me réjouissais pas.
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C’est cette ambiance morne qui m’a embarquée là dedans, sans ça, j’aurais pu rester une gentille petite vierge aux poumons clean. Mais non, moi ça ne m’intéressait pas. Moi je voulais toucher à ce qu’on appelle le septième ciel, ce paradis dont se vantaient les demoiselles du fond de la classe entre deux chuchotis. J’ai jamais voulu me prostituer loin de là. Moi ce que je voulais c’était plaire. Et c’est au lycée que j’ai le plus plu. Comme une bonne ado de quinze ans,
sex, drugs, love and rock’n’roll comme dit le fameux dicton anglophone.
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Mais on déchante bien vite de ce genre de nuage de nicotine. Et la chute est lente et douloureuse. C’est mon père qui m’a tiré par les pieds, me ramenant sur la terre ferme. Je me souviens avoir pris plusieurs claques quand il a découvert le chichon qui traînait là sous mes oreillers. Il ne voulait rien avoir à faire avec ça. Il hurlait que je me détruisais la santé et que perdre ma mère n’était pas assez douloureux, qu’il fallait encore que sa fille fraternise avec les diablotins de son lycée. C’était peut-être une tendance déjà chez moi, les bad boy un peu douteux. Mais eux n’avaient rien à voir - strictement rien à voir - avec
lui.✟
Mise à la porte. Coup de pied au cul. Appartement miteux. Boulot précieux. C’est à partir de là que j’ai commencé à vivre dans le centre ville. A côté de
lui. On s’entrecroisait, j’esquissais un sourire poli, mais après une prise de recul je me rends compte que c’était bien plus que ça. Si je voulais revoir mon père je devais être sobre, désintoxiquée et propre. Alors peu à peu j’ai commencé à redevenir la Marjane que j’étais. Prenant mes distances, je m’autorisais simplement une clope de temps à autre sous le ciel charbonneux de Marple Spring, sur le balcon cabossé de mon appartement à zieuter ce qu’il se passait chez le voisin. Je n’ai jamais compris qui il était. Et si aujourd’hui je cherchais à comprendre qui il est, cela m’est formellement interdit.
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Ses doigts dessinant la courbe de mes hanches, un sourire carnassier sur ses lèvres nichées au creux de mon coup et mon rythme cardiaque qui s’accélère alors que je sens mes dernières défenses s’effondrer. Mon corps plaqué contre la paroi tapissée de velours noir d’une boîte de nuit perdue au fin fond des ruelles dansantes de Marple Spring. J’ai cédé. Quand j’ai vu que c’était
lui j’ai cédé. Peut-être était-ce dû aux nombreux cocktails que je venais de m’enfiler. Mais j’ai su reconnaître qui il était. Et l’envie dévorante d’en connaître plus sur lui m’avait certainement poussé dans ses bras. Son toucher qui se fait un peu plus pressant contre ma peau, imposant à ma respiration un rythme plus soutenu. Et ces quelques mots qu’il est venu murmurer à mon oreille.
« - On joue à un jeu ?
- Tu veux jouer à un jeu avec une inconnue ?
- Ouais.. Mhm. Le premier qui s'intéresse à qui est l'autre a perdu. »C’était une mauvaise idée. C’était un piège diabolique dans lequel j’entrais. Mais c’était cette adrénaline qui se faufilait dans mes veines et me poussait à y prendre part. Ma vie reprenait son court, et je ne comptais pas m’arrêter au terminus.
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Je n’ai pas le droit de lui demander. Je n’ai pas le droit de lui demander.
Mais dès que nos chemins se croisent sur le palier j’ai les tripes qui s’enflamment. Je sais très bien ce que c’est. Et je sais très bien que je n’ai pas le droit de ressentir ça. Alors c’est toujours ce sourire poli. Cette bribe de conversation sans intérêt qui s’achève dans un silence pesant. Les cieux seuls témoins de ce qu’il s’est réellement passé entre nous et que chacun de nous semble terrer au plus profond de lui-même. Ce protagoniste m’intrigue et plus encore il
m’attire. Mais la curiosité est un vilain défaut comme on aime à me le répéter.
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« Il n'y a plus rien qui ne m'amuse
Que ma muse et la retrouver
Et si je fume,c'est pour tes beaux yeux irrités
Et si je hurle,c'est pour que tu viennes me chercher
Et si j’abuse, peine perdue pour te faire craquer. »