Docile, je m'installe à la chaise que l'on m'offre. J'entoure le gobelet cartonnée détenant un café brûlant de mes paumes, laissant s'y répandre la chaleur du liquide. Une attitude participative, le corps avancé vers mon interlocuteur, un regard franc le couvrant tandis qu'un sourire étire aisément mes lippes. Je n'ai jamais été mal à l'aise en public ou dans les situations où mes propos sont notés, jugés, retenus. Je jouis d'un certain charisme et être capable de livrer à corps perdu mes pensées et faits qui font ce que je suis a toujours composé un plaisir à mes yeux. Peut-être cela vient-il du fait que je suis issu d'une large famille, où les temps de parole sont toujours difficiles à obtenir si bien qu'ils initient l'obligation de toujours faire compter chaque seconde.

- Monsieur Grajewski, je vous remercie d'avoir répondu positivement à notre invitation. Si cela vous convient, je dispose de quelques questions qui m'aideront à rédiger un article sur votre parcours et votre entreprise.

Je lui souris sincèrement tout en acquiesçant. Sa nervosité se fait ressentir, elle ne fait pas partie de ce genre de personnes qui met à l'aise ses interlocuteurs naturellement. Toutefois, une détermination de faire son travail aussi bien que possible s'émane de la journaliste, ce qui n'est que grande qualité. Je me suis rarement plié à l'exercice des entrevus. Il faut dire qu'à mon sens, je ne suis pas vraiment quelqu'un qui a sa place dans les journaux. Je ne suis qu'un simple type qui a eu assez de chance pour que son travail et ses idées payent. Je suis un entrepreneur qui connaît le succès : un mec chanceux et vaillant.

- Pouvez-vous nous parler de votre parcours ? Qu'est-ce qui vous a motivé à vous diriger vers l'entrepreneuriat ? D'où vous est venu l'inspiration de votre succès ?

Je ris doucement. Un succès, c'est un grand mot, presque exagéré à mes yeux. L'on dit souvent que je suis quelqu'un de simple, de modeste. L'argent, la réussite ou la popularité ne me sont jamais montés à la tête. La seule chose que ces éléments ont pu m'apporter est un large sourire pendant plusieurs heures. Après l'obtention de la première place au prix mondial de la meilleur vodka, j'en avais mal aux zygomatiques tellement un sourire a longtemps fendu mes lèvres.

- Ça a toujours été une passion, en quelques sortes. Enfant, je regardais mon père concocter quelques boissons dans notre garage lorsqu'il n'était pas sur la route. Ça m'a toujours intrigué, jusqu'à vouloir faire pareil que lui. Adolescent, j'ai commencé à faire des recherches faramineuses. Après le lycée, j'ai eu un petit boulot en tant que serveur qui m'a permis de réaliser quelques expériences pour améliorer le produit que je réalisais. Je n'ai jamais lâché l'affaire, malgré les échecs. Ça a été des années de dur labeur, avec uniquement cette vocation-là. J'étais têtu, vraiment. Il était hors de question pour moi d'abandonner cette ambition et je ne comptais pas lâcher prise avant d'être sûr d'être condamné à l'échec ou de réussir. C'est vrai que ça a été un sacré pari. Mais je pense que lorsqu'on veut vraiment quelque chose et que l'on y met les moyens sans compter, on peut atteindre son but.

- Vous dites avoir travaillé plusieurs années avant de commencer à avoir du succès. Est-ce que votre famille vous a toujours soutenu dans votre projet ?

Un rire file entre mes lèvres. Ça semble être le genre de question qui peut m'attirer des problèmes si ça en vient aux oreilles des autres Grajewski.

- Oui et non. Ils ne se sont jamais opposés à mon projet, mais je pense qu'ils me voyaient un peu comme un grand rêveur. Ils auraient préféré que je m'oriente vers un métier plus sûr, je pense. Après, je suis l'aîné d'une fratrie de cinq enfants, je pense que ça m'a un peu forgé le caractère et donné des aptitudes qui m'aident aujourd'hui en tant qu'entrepreneur. Je viens d'un milieu plutôt modeste : ma mère est infirmière et mon père routier, alors j'ai toujours eu cette vision que pour réussir dans la vie, il fallait travailler dur. Certains pensent que la chance a une part de responsabilité dans le succès, et je suis d'accord avec eux. Mais j'ai jamais vraiment compté dessus, je préfère travailler dur plutôt que d'espérer que quelque chose tourne en ma faveur.

- Votre produit est la vodka. Est-ce que c'est quelque chose que vos parents apprécient ?

Un fin sourire étire mes lèvres. J'ai le sentiment de faire face à une journaliste un peu puriste, qui considère l'alcool comme quelque chose de foncièrement mauvais. Ou alors est-ce sa manière de s'exprimer ?

- Ils en boivent à l'occasion, dis-je en riant. J'ai des origines russes, donc j'imagine que ça aide d'un côté de la famille.

Une plaisanterie, qui semble faire un peu un flop à mon auditoire. Je vois mon interlocutrice gratter sur son papier, avant d'enchérir :

- Est-ce que vous comptez exporter en Russie de part vos origines ?


- Ça peut être une option mais pas parce que j'ai un peu de sang russe. Je n'ai pas vraiment de lien familial avec la Russie. Mon ancêtre russe s'est installé à San Francisco à la suite de la première guerre mondiale, dans le Richmond, et il y a bâti sa vie. Du côté de ma mère, ils sont américains pure souche.

- Comptez-vous répandre votre produit aux Etats-Unis ? Exporter votre marché à d'autres Etats ?

J'acquiesce doucement. - Oui, c'est le but. Je veux faire connaître ma vodka, notamment en me focalisant sur les salons de dégustation. Je ne veux pas m'arrêter où j'en suis. Et bien sûr, je compte continuer les compétitions pour certifier la réputation.

Mon sourire se fige un peu, mon regard se disperse. A l'idée de changer d'horizon se greffe mes souvenirs de Gabriella. Aucun jour ne passe sans que la jeune femme n'occupe mes pensées. Cela fait deux mois que nous sommes séparés, qu'elle ne fait plus partie de mon quotidien, que je n'ai plus le luxe de croiser son regard. Disparue, évaporée, laissant un vide béant dans mon existence. J'ai eu une relation amoureuse avant de connaître la jeune femme, mais c'est bien grâce à cette première petite amie que je me suis rendu compte que Gabriella était la femme de ma vie. Je n'ai jamais été un grand sentimental, on dit toujours que j'ai un sacré sang-froid, ce qui est vraiment le moyen poli de me faire dire que je n'ai pas de cœur. Mes émotions, je les laisse que très peu paraître. Mais je me souviendrai toujours de notre première rencontre et me féliciterai perpétuellement d'avoir osé l'aborder. Gabriella... Les mots sont trop faibles pour décrire ce que je ressens pour elle, pour expliciter mes sentiments à son égard et tout l'effet qu'elle me procure, même de par son absence. Je suis convaincu que l'américaine est mon âme sœur, l'amour de ma vie, et qu'on en a qu'un ainsi. Le mien est parti, arraché, malmené, torturé par sa fichue maladie. Quand j'ai appris son diagnostic de cancer, il n'y avait pas une seule soirée où je ne souhaitais pas en secret qu'un tour de magie s'opère et que je devienne le malade pour qu'elle puisse vivre, qu'elle puisse jouir d'une santé parfaite, qu'elle n'ait pas à souffrir. Cinq ans que nous avons passé ensemble, dont trois dans la maladie. Pourtant, je ne les troquerai pour rien au monde. La santé est une richesse, une valeur inestimable, mais le fait que Gabriella ne la possède plus ne m'a jamais empêché de l'aimer. Ne m'a jamais forcé à moins l'aimer. Les gens se sont relayés dans ma vie pour me prier de rompre avec la belle. "Une relation de deux ans, ce n'est pas grand-chose. Tu ne lui dois rien mais toi, tu as toute ta vie devant toi", me disaient-ils. "Vous n'êtes pas mariés" me rappelaient-ils encore, comme s'il fallait être marié pour aimer. Comme s'il fallait atteindre un certain seuil d'ancienneté pour être amoureux à en crever. Comme si un coup de foudre se certifiait qu'après des noces de dix ans. Mes cinq années avec Gabriella ont été sans aucun doute les plus belles de ma vie et si avant je souhaitais tous les soirs prendre son mal, aujourd'hui, je souhaite tous les soirs qu'elle revienne.

Puis ça me transperce, ça me heurte comme un bus en plein visage.

Le succès de ma vie s'est concrétisé par une alliance de dur labeur, de connaissance et de chance.

Qu'est-ce qui m'empêche de reprendre ces éléments pour retrouver celle qui fait toujours battre mon cœur ? Celle pour qui mon cœur est condamné à battre uniquement pour elle, peu importe les circonstances, la distance, les difficultés. Les autres femmes sont tellement pâles devant toi, Gaby et la vie si fade ! La seule chose qui me retenait, c'était l'idée que Gabriella ne souhaitait plus m'avoir dans sa vie. Qu'elle ne m'aimait plus. Qu'elle se pensait mieux sans moi à ses côtés. Que son cancer n'était qu'un prétexte. Que je n'étais pas l'homme qu'elle espérait à ses côtés dans cette épreuve. Que je n'étais pas assez bien pour elle, tout simplement ? Pas assez fort ? Pas assez drôle ? Pas assez... Mais cela, je ne suis jamais parvenu à lui faire dire... Dans le doute, transi par la douleur accompagnant cette séparation, je suis resté passif, à jouer du conditionnel en espérant la revoir tomber du ciel. Elle m'était déjà tombée du ciel une fois, lors de cette soirée où elle faisait son travail de journaliste. Comment pouvais-je oser espérer de l'univers m'envoyer une deuxième fois un tel cadeau ? Comme pour ma vodka, il fallait que je me bouge. Que je prenne les choses en main.

Je connais sa famille, son passé, sa manière de réfléchir et d'agir. Dieu, je comptais lui demander de m'épouser avant qu'elle ne me quitte ! C'est encore un de mes rêves, qu'elle accepte de devenir ma femme... J'ai toujours cette alliance que je conserve précieusement, telle une relique de notre bonheur passé que je ne peux clore.

Je clignais des yeux, une fois, deux fois. La journaliste me dévisage, son crayon en suspens. Je lui demande si elle a tout ce qu'il lui fait pour rédiger son article, si elle a besoin de plus d'informations. Elle hoche la tête en signe de dénégation, je lui offre une poignée de main amicale, la remercie pour le café et pour l'entrevue bien que c'est elle qui me l'ait demandé en premier lieu, et m'éclipse. C'était décidé, ce soir, je partais à la recherche de Gabriella. Je me devais de la retrouver. Je la voulais à mes côtés. Il me faudrait bien plus qu'un effet de surprise cette fois pour que je la laisse partir. Il faudrait qu'elle me brise assez le cœur pour qu'il soit incapable de l'aimer aussi fort qu'il le fait aujourd'hui encore, ce qui est incroyablement puissant.

Je passe à mon appartement, prépare un sac tout en faisant les cents pas, réfléchissant à la vitesse de la lumière. J'extirpe mon téléphone portable de la poche de mon jeans et commence à envoyer des messages. Quelques heures plus tard, je verrouille la porte de mon appartement et m'oriente vers Marple Spring.