« Jo ? » Arrêtant ce que tu es en train de faire, tu te retournes pour faire face au grand blond qui vient d'entrer dans le baraquement. Il reste là, planté devant la porte, à t'observer avec une certaine gène aussi tu hausse les sourcils d'un air interrogatif et attend de savoir ce qu'il te veut. Il se décide alors. « C'est vrai, tu nous lâches ? » Lâcher, laisser tomber, abandonner, ce n'est vraiment pas le genre de mot que tu aurais choisis pour expliquer la situation. Toi, tu dirais plutôt que tu t'en vas parce qu'il est temps pour toi de suivre une autre route que la leur, mais tu te doutes que dans l'esprit de ton interlocuteur, c'est du pareil au même aussi, tu te contentes d'acquiescer. Un silence s'installe alors entre vous et, comme personnellement, tu ne vois rien à ajouter, tu recommences à faire ton sac. Il ne te faut pas longtemps pour boucler ce dernier, tu avais presque fini lorsque le blond t'a interrompu, aussi, tu passes ton sac au dos et te diriges vers la porte. « Au revoir alors ? » C'est ça, au revoir. Tu ne te montres pas forcément très sympa dans ta façon de le saluer, mais en neuf ans à partager le même baraquement, à avoir fait vos classes ensemble, à être partis en Afghanistan, ... Vous ne vous êtes jamais découvert la moindre affinité alors pourquoi mentir aujourd'hui. Il ne te manquera pas, tu ne lui manqueras pas donc pas d'effusion entre vous. Le plantant là, tu marches droit vers la jeep qui t'attend. Tes camarades ont décidé de t'accompagner jusqu'à la gare et tu leur en es reconnaissant. Tu as beau laisser entendre le contraire l'armé te manquera et tu regrettes presque ton choix de partir. Seulement, tu as une bonne raison et tu n'es pas le genre à faire marche arrière une fois une décision prise. Tu grimpes donc dans le véhicule avec tes amis et surtout, tu ne te retournes pas alors que la base rétrécit et finalement s'efface dans ton dos. Arrive alors le temps des dernières étreintes, des promesses de donner des nouvelles, des blagues idiotes, puis finalement du départ. Grimpant dans ton train, tu adresses un dernier signe à tes amis alors que la porte se referme sur toi, puis tu décides de te trouver une place assise. Le voyage promet d'être long et ennuyeux. Pourtant, alors que tu t'installes sur un siège vide et appuis ton front contre la vitre froide ce n'est pas l'ennuie qui vient s'immiscer dans ton cœur, mais les souvenirs ... Les souvenirs d'une époque qui te paraît lointaine.

14/07/1995 – Age 10 ans
« C'est de ta faute ! Regarde ce que tu as fait ! Je t'avais dit de la surveiller ! » La voie hurle à tes oreilles, emplis de haine et d'une colère sourde, et comme tu ne réagis pas une main s'abat sur toi. La claque est violente, cinglante et te fait tomber à terre, pourtant la encore, tu restes de marbre. Tu aimerais dire que tu es désolé, seulement aucun mot n'arrive à franchir tes lèvres alors que tu regardes ta petite sœur allongée sur son lit d'hôpital, aussi blanche que ses draps. Tu ne veux pas croire ce que le médecin a dit, tu ne veux pas croire que c'est réellement ta faute, alors tu l'observes avec attention dans l'espoir de voir sa poitrine se soulever de nouveau et prouver aux autres qu'ils se trompent. Elle n'est pas morte, elle ne peut pas l'être et pourtant ... L'infirmière semble t'adresser un regard désolé alors qu'elle saisit un pan du drap et le rabat sur le visage de t'as cadette. Tes espoirs s'effondrent alors, cette fois s'est finie. Secouant la tête, toujours incapable de parler, tu te relèves et tu fuis, tu fuis la culpabilité qui ronge ton cœur, le chagrin qui te submerge, la nostalgie qui t'étreint. Tu ne pourras plus lui casser ses Barbies pour la faire pleurer, tu ne lui tireras plus les cheveux, tu ne lui feras plus peur, tu ne partageras plus de bonbons avec elle, tu ne te moqueras plus de la voir se prendre pour une princesse, elle ne viendra plus se réfugier dans ton lit les soirs d'orage, tu n'attendras plus le père-noël avec elle pour lui faire plaisir, tu ne reverras plus son sourire lorsque tu tendais la main vers elle le soir à la sortie de l'école. Ce sourire que tu aimais tant, mais prenais tant de plaisir à faire disparaître ... Trébuchant, tu t'étales sur le carrelage du couloir et tu restes là, le front appuyé sur les dalles froides, le visage noyé de larme et le corps secoué de sanglot. C'est de ta faute. Tout est de ta faute. Papa t'avais dit de la surveiller lorsqu'il a accepté que vous alliez jouer au parc tous les deux, mais toi, tu n'en as fait qu'à ta tête et tu as été méchant avec elle. Tu ne l'aurais pas fait pleurer, elle n'aurait pas décidé de rentrer et n'aurais pas traversé la route alors qu'une voiture arrivait. Tu regrettes tellement, à présent, d'avoir refusé de lui apprendre à jouer au foot comme toi.

20/07/1995 – Age 10 ans
Il te fait peur, il a quelque chose de fou dans son regard alors que, lentement, il déroule la bande de la cassette sous tes yeux. Tu sais qu'il est content, content de te faire mal, alors tu te forces à ne pas montrer ton chagrin et essaye de focaliser ton attention sur les reflets qui se dessine sur tes chaussures cirées. Tu les détestes ses chaussures, d'ailleurs, tu détestes aussi le costume que tu portes et la cravate qui t'étrangle, mais maman a dit qu'il fallait les mettre pour rendre un dernier hommage à ta sœur avant de lui dire au revoir pour toujours. Si ça n'avait été que de toi, tu ne lui aurais pas dit au revoir et tu aurais refusé qu'on la mette en terre, mais ton avis personne ne veut le connaître. « Tu sais, c'est quoi n'est-ce pas ? » La voie t'arrache de tes pensées lugubres et te fait sursauter. Levant les yeux vers ton père, tu observes la cassette qu'il tient à la main et tu acquiesces. Bien sûr que tu le sais. C'est la cassette sur laquelle il a enregistré les trois premières années de ta vie. Tu l'as déjà regardé souvent avec ta maman. Tu te souviens qu'on t'y voit, tout petit à la maternité, la première fois que tu es rentré à la maison, lors de ton premier bain, quand tu as appris à te retourner tout seul, à te tenir à quatre pattes, quand tu as fait tes premiers pas en donnant la main à ton grand frère, ... Tous ses moments dont chaque parent se montre si fier et il est en train de tout détruire. Car oui, maintenant qu'il a déroulé la bande, il la découpe soigneusement à grand coup de ciseaux. Entendant un soupir, tu détournes ton regard de lui et observes ta mère qui se trouve à l'entrée du salon en compagnie de ton frère. Elle a les yeux encore rougis d'avoir pleuré et semble anéantis. Ton aîné lui affiche une toute autre expression, comme de la colère et, lorsque vos regards se croisent, il tend la main vers toi comme tu la si souvent fait envers ta sœur. Tu n'hésites pas et vas alors trouver refuge près de lui. Ta main te semble petite dans la sienne, il serre alors tes doigts et tu te sens mieux.

14/07/1994 – Age 20 ans
« Alors tu pars pour de bon. » Te retournant d'un bloc près à envoyer promener la personne qui se trouve à l'entrée de ta chambre, tu te détends en constatant qu'il s'agit de ton frère et non de votre père. Tu te contentes alors d'acquiescer. Il n'y a rien à dire, tu en as déjà parlé plusieurs fois et, depuis le temps, il devait si attendre. Tu ne supportes plus de vivre sous le même toit que votre père, qu'il te remette sans cesse la mort de ta sœur sur le dos après tout ce temps et, depuis que tu as quinze ans, qu'il te mette aussi la mort de ta mère sur le dos. Selon lui, elle ne, c'est jamais remise de la perte de sa fille, mais ce n'est pas vrai, tu le sais, sa mort n'a rien à voir avec ça et personne ne l'a causée. Un accident, sa porte bien, son nom, c'est accidentel. Tournant de nouveau le dos à ton frère, tu achèves de boucler ton sac, mais avant que tu ne l'endosses ton aîné se retrouve à tes côtés. « Tu pourrais venir habiter avec moi. » Baissant les yeux, tu soupires en silence. Non, tu ne peux pas. Il doit déjà payer ses études et son appartement tout seul, il n'a pas besoin, en plus, de t'avoir à sa charge et puis ta décision est prise aussi, tu secoues négativement la tête. C'est au tour de ton frère de soupirer. Tu sais qu'il aimerait faire changer les choses, c'est ce qu'il fait depuis toujours, essayer d'arranger tes relations avec votre père, mais c'est peine perdu. « Alors laisse moi au moins t'accompagner à la gare. » Là, tu ne dis pas non, si ça peu t'éviter le bus et te permettre de passer encore un moment en sa compagnie, tu est preneur. Le laissant porter ton sac, tu descends donc au rez-de-chaussée en sa compagnie. Ton père est au salon et tu l'entends marmonner. Tu ne comprends pas tout, mais il est question de petit con, de meurtrier et du fait qu'il soit heureux de te voir mettre les voiles. Tu ne prends donc même pas la peine d'aller lui dire au revoir. De toute façon, tu es bien trop amer envers lui et le ton risquerais de monter. Non, tu suis plutôt ton frère dehors, en silence. Aujourd'hui, ça fait officiellement dix ans que ta cadette est décédée ... Mais c'est aussi le jour ou ton père a dépassé les bornes et c'est montré injuste à ton encontre une fois de trop. Ton coquard le confirme à lui seul.

Sortant de tes pensées alors que le train ce stop en gare, tu soupires. Dix ans, c'est presque le nombre d'années exacte qui s'est écoulé depuis que tu as quitté Marple Spring pour t'engager dans l'armée. Aujourd'hui, tu te rappelles encore ton soulagement lorsque tu as franchi les limites de la ville et pourtant ... Pourtant, tu es près à y retourner. C'est peut-être la preuve que ses années ton fait mûrir, que les deux années que tu as passée en Afghanistan t'ont fait ouvrir les yeux sur l'importance de savoir pardonner et de profiter de ses proches tant qu'ont le peu. En tout cas lorsque tu as reçu la lettre de ton frère t'annonçant que ton père est en fasse terminal d'un cancer, tu n'as pas hésité longtemps sur la conduite à tenir. Il est temps de tirer un trait sur le passé et de pardonner. Attrapant ton sac, tu quittes donc le train pour rejoindre ton aîné qui t'attend patiemment près de sa voiture.