« Tu es content ? » Tu l'es ? Silencieux, tu dévisages ta mère. Tu l'es ? Oui, non, peut-être, tu n'en sais trop rien. C'est vrai que tu as longtemps souhaité ne plus être le seul enfant de la maison, mais tu imaginais un petit frère ou une petite sœur, tu aurais alors été l'aîné. Tu espérais apprendre à ton petit frère à jouer au foot, protéger ta petite sœur des plus grands, ... Seulement voilà. Le monde n'est pas une usine à exhausser les vœux et tu ne seras pas grand frère. Tu vas devenir petit frère. Alors. Tu es content ? « Oui maman. » Un sourire se dessine sur tes lèvres alors que tu acquiesces. Bien sûr que tu es content. Tout simplement parce qu'elle, elle l'est. Dans ses yeux, tu vois des étoiles, son visage rayonne de bonheur alors oui. Tu es content. Tellement que tu ne voies pas, dans l'ombre, que ton père, lui, ne sourit guère, bien au contraire. Non, tu ne le remarques pas et préfères écouter ta mère parler de l'aménagement de la chambre de ta future sœur, des achats qu'elle doit encore faire et du jour où elle arrivera. Tu marques ce dernier d'une croix bleu sur ton calendrier, parce que tu n'aimes pas le rouge, et tu commences à compter les jours tout en aidant ta mère, comme tu le peux, du haut de tes huit ans. Et puis, un soir, en te glissant sous ta couette, tu jettes un œil vers ton calendrier. « Demain ... » Posant ta tête sur ton oreiller, c'est le sourire aux lèvres que tu t'endors.

Elle a douze ans, elle est blonde, elle est gentille, elle est timide et ... Elle n'est pas comme tu l'as imaginé. De toute façon à quoi tu t'attendais au juste ? Ton impatience et ton sourire se sont fanés dès l'instant où elle a franchit la porte, cet instant fatidique ou tu as pris conscience que tu n'aurais, réellement, jamais de petit frère ou de petite sœur à toi. Oui. Voilà le nœud du problème. Elle n'est pas ta sœur au final, enfin pas vraiment. Seulement ta mère est heureuse, elle sourit, elle l'aime, alors tu décides d'essayer. Ça ne te coûtera rien d'apprendre à la connaître après tout. D'ailleurs, au fil des jours, tu commences à l'apprécier, mais ce n'est qu'à l'âge de neuf ans que tu prends conscience de la place qu'elle a prise dans ta vie au cours de l'année écoulée et de l'affection que tu lui portes. Après tout, c'est elle qui t'a consolé et rassuré chaque soir alors que tu voyais ta mère aller de mal en pire. C'est elle qui s'est efforcée de te faire rire et sourire. C'est elle qui a été là pour toi. Pas ton père et pourtant saurait été son rôle. Non. Lui, il a sombré, il a perdu pied et il s'est réfugié dans la pire chose qui soit : l'alcool. Et puis ... Ta mère a succombé à sa maladie. Le jour où on t'a annoncé son décès, tu t'es rappelé un jour ou tu as été conduit d'urgence à l'hôpital. L'infirmière t'a alors demandé ta douleur sur une échelle de zéro à dix et tu as répondu neuf. Oui. Le dix, tu le gardais pour ce jour.

Ta mère n'est plus là. Ton père est ... Différent. Alors ta sœur prend les choses en main. Elle s'occupe de toi, elle te prépare ton goûter pour l'école et ton petit-déjeuner le matin, elle t'aide pour tes devoirs, elle fait la cuisine, le ménage, le repassage, ... Elle devient cette mère que tu as perdue et tu reportes sur elle tout cet amour que tu ne peux plus exprimer à cette dernière. Seulement, si elle peut jouer le rôle d'une mère, elle ne peut pas jouer celui d'une épouse et tu vois bien que ton père est méchant avec elle. Tu ne comprends pas pourquoi, mais il a toujours un reproche à lui faire. Tu aimerais bien l'aider, seulement, tu te bats contre tes propres démons. Ton cœur te fait souffrir un peu plus chaque jour, tu te fatigues plus vite, tu attrapes chaque petit microbe qui passe ... Ton traitement n'est plus efficace et ta maladie s'aggrave. Et si, comme ta mère, tu étais condamné ? Non, les médecins sont confiants, ils augmentent ton traitement, te conseille d'arrêter le sport et de faire attention. Tu pleures. Ton rêve s'envole. Tu voulais faire du football américain, devenir un dieu du stade, mais tu ne peux même plus courir de la porte d'entrée jusqu'au fond du jardin sans avoir la tête qui tourne, le cœur qui bat trop vite et les poumons sur le point d'imploser. Tu déprimes et tu en oublies ce qui se passe autour de toi. Ce que ton père fait subir à ta sœur. Tu ne le vois pas, jamais.

Le temps passe, tu vas mieux même si tu restes malade, ton nouveau traitement t'aide. Seulement, tu ne vois toujours pas ce qui se joue dans votre maison. Non. Ce n'est pas ça. Tu vois très bien, tu ne veux juste pas t'avouer que c'est la vérité. Ton père ? Alcoolique et violent ? Cet homme qui te portait sur ses épaules quand tu étais fatigué, qui jouait au foot avec toi dans le jardin, qui ta appris à nager, ... Non. Tu n'arrives pas à croire qu'il ai pu changer à ce point et pourtant. Tu n'es ni sourd, ni aveugle. Tu l'as déjà entendu frapper ta sœur. Mais tu fais comme si ça n'était pas arrivé, tu plaques tes mains sur tes oreilles, tu fermes les yeux si forts que de petites lumières se mettent à danser derrière tes paupières et tu imagines une autre vie, une vie ou ta mère est encore là, ou ton père t'acclame lorsque tu fais gagner à ton équipe un match de foot et ou ta sœur est heureuse. Mais tu ne peux pas rêver éternellement. Un jour, ou plutôt un soir, tu es forcé de te réveiller. Ta sœur a fait le mur, elle est sortie alors que votre père le lui interdit. Il est fou de rage et va la chercher pour la ramener à la maison. Là, c'est l'horreur. Les coups pleuvent. Il va la tuer ! Paniqué, tu essayes, pour la première fois, d'intervenir, mais tu en prends alors aussi pour ton grade. Pour la première fois de ta vie, ton père lève la main sur toi. Non. Ce n'est plus ton père, pas lui, du moins plus maintenant.

La semaine qui suit cette soirée est un enfer, quoi que minimisé pour toi, ta sœur faisant son maximum, comme toujours, pour que tu sois épargné. Cela étend, tu ne peux plus aller au collège. Il ne veut pas, ton coquard trahirait ce qu'il a fait. De toute façon, tu ne veux pas, pas question de la laisser seule avec lui. Et puis ta sœur prend les choses en main. Elle te demande de préparer ton sac et de le cacher sous ton lit. Tu obéis, tu sais ce qui va suivre, ça te fait peur, mais tu lui fais confiance. Alors tu la laisses le droguer et main dans la main, vous quittez la maison et ton père. Tu as douze ans, elle dix-sept, vous êtes trop jeune pour vivre dehors, et pourtant, vous le faites. C'est difficile, l'argent manque, la nourriture aussi. Tu ne vas plus à l'école, elle te fait classe elle-même lorsqu'elle ne travaille pas pour payer votre prochain repas, l'avenir semble bouché. Pourtant, derrière les nuages, tu arrives à entrevoir le ciel. Un jour, vous trouverez une ville ou poser vos sacs et faire vos vies. Tu ne doutes pas. Et puis le ciel se dégage, les nuages gris font place au bleu limpide. Vous vous installez à Seattle. Pendant quatre années, vous y restez. Tu obtiens ton diplôme de fin d'études et tu commences à faire des projets, des vrai. Tu te découvres une passion pour la photo, prenant souvent ta sœur pour modèle, même à son insu. Seulement, vous ne restez pas. Vous repartez.

C'est finalement à Marple Spring que vous posez définitivement vos valises, prêt de Detroit. Vous projetiez, au départ, de vous installer à Detroit même, mais ta sœur préfère une plus petite ville et toi ... Toi, tu aimes trop ta sœur pour t'opposer à elle. Tu pourrais t'installer à Detroit seul, voler de tes propres ailes, mais elle est la seule famille qui te reste et tu es loin de te sentir prêt pour la quitter. Alors tu vis avec elle à Marple et tu fais le trajet jusque Detroit pour aller à l'université et poursuivre ton rêve de devenir photographe. Tu étais prêt à abandonner ce dernier, les études ça coûte cher et tu ne veux pas être un poids pour ta sœur, mais elle t'a poussé à continuer. Tu as alors fait un compromis avec elle. Oui, tu continues les études, mais le week-end, tu bosses pour l'aider à boucler les fins de mois. Vous n'avez pas une vie parfaite, une vie de rêve, mais vous êtes ensemble, libre et heureux ... C'est finalement tout ce qui compte. Parce que ...