Ton frère te regarde, il n'a pas l'air convaincu. Autour de lui tout le monde s'agite, excité par ta naissance, lui se remet à peine d'avoir assisté à l'accouchement. Mais quelqu'un devait bien être là et tenir la main à ta mère, n'est-ce pas ? M'enfin. Il se tait et sort du papier et une plume : il écrit à celui qui aurait dû te voir naître aujourd'hui. Ses mots sont simples, il va droit au but et ne s'embête pas.
« Tatiana est née, même papy semble attendri et dit que c'est un beau bébé malgré sa bouille digne d'une purée digérée, maman a souri pour la première fois depuis longtemps, rentre vite. »
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Même quand tu ne fais pas attention à lui tant tu es occupée à jouer dehors sous la pluie, ton frère est toujours là, un carnet en guise de support pour écrire sur ses genoux. Tu n'es même pas attirée par l'air grave qui marque son visage et lui tire les traits, non. Tu sais marcher mais surtout courir et tu préfères saluer les nuages plutôt que de t'intéresser à celui qui ne veut jamais s'amuser.
« Elle rigole beaucoup, ta fille. Mais elle n'a pas l'air très maligne même si ce n'est pas ce qu'on lui demande. Elle sera plus utile si elle grandit jolie et manuelle, une tête pensante on a pas besoin de ça.
Aujourd'hui ils sont passés, on leur a donné ce qu'on pouvait et en échange on a reçu de nouveaux services à leur rendre. Ça ne finira jamais n'est-ce pas ? Est-ce que tu les aides aussi ou est-ce à cause de toi que notre dette subsiste ?
Fais quelque chose. »
Et toi, qui ignore tout, tu tombes la tête la première dans une flaque de boue et rigole, pendant que lui se crispe, la boule au ventre.
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Tu as huit ans et déjà un bon record de péripéties à ton actif. Ton frère lui aussi grandit, même s'il t'a toujours paru grand. Tu ne le vois qu'épisodiquement, monsieur étudie ou travaille, tu ne sais pas vraiment. Mais parfois il passe toute une journée derrière toi à adopter cette position si singulière qu'il a quand il écrit. Tu jurerais qu'il est au bord des larmes quand sa plume s'affole et qu'il déverse son encre pour noyer la lettre de sa pensée.
« Si tu veux tant que ça des nouvelles de Tatiana, viens. Et je retire ce que j'ai dit, elle est maligne, juste un peu naïve. Elle ne comprend pas tout et veut voir le bien partout, même chez ces grands hommes qui devraient lui faire peur. Je ne sais pas si c'est du courage ou de la candeur quand elle les accueille à bras ouverts avant de les embrasser sur les joues quand ils s'agenouillent pour la saluer.
J'ai peur pour elle tu sais ? J'aurais aimé qu'elle sache se faire discrète mais c'est dur pour ton enfant de rester en place, on a pas le temps de la prévenir que la bêtise est déjà faite. Le temps que tu reviennes, elle ne sera peut-être plus là.
C'est le mirage d'une tempête ta Tatiana. »
Une tempête qui s'en est encore allée, attirée par les ennuis comme l'est une abeille au miel.
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Alors que tu es une adolescente, tu retrouves un des mots de ton frère, un qu'il a sans doute oublié d'envoyer, peut-être un simple brouillon.
« On a parlé avenir tous les deux, juste un instant parce que l'école ce n'est pas trop son truc. Elle n'est pas mauvaise, simplement trop moyenne. Elle n'apprend que ce qu'elle veut, questionne sur des choses qu'elle ne devrait pas, refuse la galanterie.. Pour résumer elle m'épuise. Et je le vois bien que ça les inquiète un peu tous, cette façon qu'elle a de parler d'amour et de femmes plus libres. Malgré l'adolescence elle continue d'être jolie ta fille, mais si seulement elle pouvait se taire.
Heureusement la plupart des gens ne s'en plaignent pas, ils n'ont pas le temps car elle aime sortir ta Tatiana : elle a besoin de voir du monde, d'écouter de nouvelles histoires. Et malgré ses nombreuses activités, on peine à la retrouver épuisée le soir. »
Tu gonfles la joue, la mine boudeuse. Pourquoi a-t-il le droit d'écrire à votre père, lui ? Surtout pour lui parler de toi, chose que, sans vouloir l'offenser, tu es la plus apte à faire ? Cependant tu ne veux pas qu'il s'énerve, les rares fois où il est là, monsieur aboie et ne veut pas dire pourquoi. Tu gribouilles donc à la va vite un petit message que tu glisses avec la lettre dans une enveloppe avant d'aller discrètement la glisser dans les affaires de ton frère.
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Tu deviens une belle jeune femme, c'est ce que ces hommes disent. Tu ne sais pas vraiment quelle place ils ont dans ta famille mais ils sont là aussi souvent que ton frère, c'est à dire pas énormément. Mais récemment ces personnages secondaires ne quittent pas le foyer. Ils s'échangent des œillades peu commodes puis reprennent les conversations qu'ils avaient laissé là, le temps de se dominer du regard. Pour autant, tu n'arrives pas à t'en préoccuper. L'argent vient à manquer, encore plus qu'avant alors leurs combats de coqs ne te font que soupirer.
Toi, tu préfères savourer ces moments à leurs côtés.
« Ils l'appellent Tanya, lui rôdent autour puis viennent nous évoquer des dettes quand ils ont terminé de l'écouter rire. Elle n'est plus un enfant mais pas encore une adulte alors maman pleure parce qu'ils font comme si ils respectaient sa fille. Et la famille se questionne, pendant combien de temps Tatiana va-t-elle nous casser les oreilles avec ses rêves d'aventure ? Clairement pas assez et on ne fera que le regretter.
Hier ils lui ont parlé du rêve américain et elle buvait leurs paroles. La mettre en garde ne sert plus à grand chose quand on lui promet d'aider les siens tout en quittant le pays qui l'a vu grandir mais qui a fini par la lasser. Ils savent la brosser dans le sens du poil et profitent du fait qu'elle soit débrouillarde pour l'encourager à prendre son indépendance. On ne peut même pas dire qu'il est trop tard, on savait bien que ce jour allait arriver.
C'est ta faute. »
Tu es comme ton père
Tanya, sourde au danger.
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Finalement, ils t'y ont envoyé, aux États-Unis d'Amériques. Tu cherches encore si l'on peut vraiment considérer cet endroit comme un pays, à cause du nom. Tu vis chez un bougre qui t'assomme à coups de cours d'anglais, de leçons et de bouquins. Votre relation est étrange, bien trop compliquée à l'image de cette terre pour que tu ne puisses la comprendre. Tu te contentes d'acquiescer, de faire ton boulot et de ne pas détester ni l'emploi ni l'employeur : tu finis par t'y habituer. Ceci dit, si la petite ville où tu résides avec lui change de celle que tu as toujours connue, tes envies de voyages ne se sont pas calmées, au contraire. Tu as enfin compris que tu étais piégée et tu rigoles.
Tatiana, quel beau nom pour un martyr.