Tu es né le premier mars, juste pour la saint David. Ta mère elle aurait du avoir l'habitude, elle avait déjà accouché deux fois, d'abord d'Eileen puis d'Alistair. Mais là, pondre deux gosses d'un coup, ça devait pas être simple. Ta sœur, Ann, est arrivée la première, puis ce fut ton tour. Vous étiez donc quatre alors que tes parents auraient préféré trois. Reste à savoir qui de toi ou ta sœur était de trop. On t'a toujours fait croire que c'était toi. Tu n'as jamais été très proche d'Eileen qui a quitté la maison alors que tu étais petit. Tu ne t'es jamais entendu avec Alistair qui te persécutait dans des éclats de rire gras et de qui tu étais un peu jaloux. Et puis il y avait Ann, forcément. Vous vous preniez la tête depuis que vous saviez parler. Quelque part tu l'as toujours enviée, elle était tout ce que tu n'étais pas. Elle était jolie et extravertie, elle était proche de reste de ta fratrie, elle était proche de ta mère. Seul point commun entre vous cinq et vos relations inégales : votre père. Ce type, ça a toujours été un mystère pour vous. Il vivait littéralement à l'autre bout du pays, à Portmeirion. C'est comme ça qu'elle tenait debout, ta famille un peu déséquilibrée. Unis parce qu'abandonnés par le même homme.

Seulement, quand elle est décédée, cette femme si pieuse qui vous servait de mère, Myfanwy Pryde née Jones, cette persistance jusqu'ici inébranlable s'est lamentablement vautrée. Eileen Pryde est rentrée en catastrophe de la capitale où elle faisait ses études et n'y a plus remis les pieds. Alistair qui ne foutait pas grand chose à part fumer et dormir a trouvé à bosser dans l'usine de fer blanc. Toi, tu faisais du rugby, ça te plaisait beaucoup. On te disait que tu avais de l'avenir, que tu pouvais peut-être même intégrer les Llanelli Scarlets d'ici un an ou deux. Tu y croyais. Tu le voulais. Ta sœur jumelle voulait monter à la capitale et devenir chanteuse à succès. Tu la soutenais de tout cœur alors même qu'elle ne croyait pas en ton rêve. Mais un chamboulement en entraînant un autre, la mort de ta mère, c'est l’événement que votre père a choisi pour débarquer tout droit de Portmeirion. Le truc, c'est que vous ne saviez rien de lui. Du moins, toi et Ann ne saviez rien puisqu'il est parti alors que vous n'étiez que des poupons. Vous ne saviez même pas ce qu'il foutait à Portmeirion. Wynn Pryde est donc arrivé comme une mauvaise herbe dont on croit s'être débarrassé. Histoire d'ajouter au chaos ambiant.
Le père Pryde, il végétait plus qu'autre chose, il fumait la pipe et restait longuement enfoncé dans un fauteuil à moitié dans le noir à regarder la vie passer par la fenêtre. Peut-être que la mort pour le moins inattendue de sa femme lui a fait se rappeler qu'il avait des enfants. Quoi qu'il en soit, il trouvait que vous n'étiez pas suffisamment bien à Llanelli ou que Llanelli n'était pas suffisamment bien pour vous – du moins pour Ann et toi, le sort de tes aînés semblant moins le préoccuper puisqu'il insista pour qu'Eileen ne reparte pas. Ann en profita pour annoncer son projet de percer dans la musique. Ton père opina du chef, il trouva que c'était une excellente idée mais qu'elle ne devait pas partir seule – tu devais l'accompagner. Seulement, toi tu ne voulais pas partir, tu lui expliquas que les Scarlets te voulaient dans l'équipe, que tu serais célèbre, que tu souhaitais tenter les sélections nationales. Le père se renfrogna. Il avait l'appui d'Alistair. Ce serait Cardiff ou Portmeirion. Ce fut Cardiff.

Tu étais donc dans le train pour la capitale avec tes valises, ta sœur et ton chien. Elle et toi avaient tout juste 18 ans. C'était un des derniers moments que tu allais passer en compagnie de ta sœur jumelle avec qui tout a toujours été si compliqué. Tu ne le savais pas encore. Une fois arrivés, vous vous êtes restés ensemble quelques jours dans le silence de l'ancien appartement d'Eileen, puis elle est partie. Elle t'avait dit qu'elle connaissait du monde, qu'elle pouvait se débrouiller seule, qu'elle viendrait te voir souvent, qu'elle t'écrirait encore plus. Elle ne t'a jamais écrit. Tu n'étais qu'un gamin, seul avec ton chien. Tu te voulais Tom Sawyer, tu étais plutôt un Nick Carraway tout mou largué dans un monde dont tu ne connaissais presque rien. Cardiff était ton Jay Gatsby à toi, tu as commencé ici ta vie de débauche. Si tu allais presque tous les jours à tes entraînements de rugby, le père Pryde n'étant probablement pas au courant de la situation de ta sœur t'envoyait à toi des sous pour deux. Tu n'avais pas besoin de travailler. C'est à cette époque que tu as commencé à fumer, beaucoup, à boire, encore plus. Tu te disais que c'était pour combler le vide laissé par ta Ann adorée. C'est toujours l'excuse la plus commode.
C'était pas très sain. Tu errais de soirées en after, tu flirtais avec les limites de ce qui était légal, les lendemains tu courrais et faisais tes échauffements avec des gueules de bois monumentales. Au moins, tu ne te prostituais pas. C'est ce que tu te disais pour te rassurer, pour te convaincre que, ce que tu faisais, ce n'était pas si terrible que ça. La vie nocturne sur Cardiff Bay n'a jamais été la plus safe. Tu étais de sortie presque chaque jour, parfois au quatre coins de la ville. Il t'arrivait d'apercevoir une boucle blonde, un sourire appartenant à ta sœur. Tu n'es jamais allé la voir. Ce n'était pas à toi de le faire, n'est-ce pas ? Toi tu devais te concentrer sur le sport, n'est-ce pas ? De toute façon, tes chances de passer pro t'étaient passées sous le nez. Tu étais trop fatigué pour être performant, tu marchais, pathétique, le bout des doigts jaunis par ton tabac. Tu continuais à te saouler avec quelqu'un de nouveau chaque soir, mais tu allais toujours à tes entraînements. Car c'était la seule chose que tu savais faire, car tu n'avais jamais fait que ça. Car tu n'aimais que ça.
Tu as tenu ce rythme quelques trop longues années. Tu aurais pu y rester. C'est encore une chose que tu te disais, parce que c'est ce que t'as sœur t'aurait répété. Mais à ce moment tu avais perdu toute notion du temps, il n'y avait plus que toi et ton chien, les entraînements et tes clopes, des bouteilles et du shit sous tes ongles.

Tu venais d'avoir 25 ans quand ton frère t'a appelé. Sa voix était encore plus rauque, tu entendais Eileen pleurer derrière lui. Apparemment le père était crevé. La nouvelle t'a laissé de marbre. Alistair voulait parler à Ann. Tu lui as dit qu'elle était sous la douche. Il répondit qu'il la rappellerait sur son portable et que vous ne recevriez plus d'argent de Wynn Pryde. Tu as raccroché.
Tu as flambé encore quelque mois avant de te rendre compte que tu ne pouvais plus continuer comme ça, que toi aussi tu allais claquer pour de bon. Alors tu as pris une valise dans laquelle tu as tassé les vêtements que tu préférais et les livres dont tu refusais de te séparer. Tu as écrit une lettre pour ta sœur que tu as laissée sur la table, dans l'espoir qu'elle vienne un jour la lire. Tu es allé à l'aéroport avec ton chien, tu n'étais plus ni Tom Sawyer ni Nick Carraway, tu étais un de ces innombrable personnages qui fuient leurs fantômes. Tu as pris le premier billet pour le nouveau monde – Detroit. Sur place, tu as demandé au taxi de t'emmener dans un endroit tranquille, il t'a lâché à Marple Spring et n'a pas osé t'insulter quand tu l'as payé en livres sterling. C'est que tu es bien bâti. Tu as marché jusqu'au premier motel où tu as passé une énième nuit blanche. Ainsi démarrait ta nouvelle vie, Pryde.