2005.Clara tient sa peluche dans ses bras et suce son pouce pour faire passer le temps. Elle a juste trois ans de moins que moi, mais à son âge, maman aimerait qu’elle laisse de côté son pouce. Elle a essayé la moutarde dessus, mais ça ne lui a pas passé l’envie. Ni ça, ni même l’appareil dentaire que lui a promis papa si elle continuait dans cette lignée. C’est l’argument qui me l’a fait lâcher, à moi. Je ne préfère pas prendre le risque de lui rappeler les conséquences ; au moins, ça l’apaise. Je suis tout le contraire, paniquée à l’idée qu’on puisse nous annoncer une mauvaise nouvelle, quelque chose qui va complètement bouleverser nos vies. Lorsque la voisine est venue nous chercher chez nous, une heure plus tôt, j’ai déjà senti que c’était grave, mais plus le temps passe, plus j’ai l’impression que la situation est plus que catastrophique. Je plonge ma main dans la poche de mon manteau et touche du bout des doigts l’alliance de maman, oubliée dans un coin de la salle de bains. Je suis certaine que si elle était là, elle serait soulagée de la retrouver. «
Je vais demander ce qu’il en est les enfants. » nous dit la voisine, en nous adressant un sourire qui se veut rassurant. Je n’arrive pas à faire de même tant j’ai la gorge nouée, l’estomac serré. Elle s’éloigne et se penche vers l’hôtesse d’accueil pour demander des nouvelles, mais je n’entends rien de ce qui est dit et à en voir son visage dépité lorsqu’elle se tourne vers nous, je suis pratiquement certaine qu’elle a obtenu comme simple réponse qu’il fallait encore patienter et qu’un médecin viendrait vers nous dès que le moment sera venu. Elle se réinstalle, à la gauche de Clara qu’elle prend dans ses bras. Au fond de la poche se trouvent quelques pièces que je sors. «
Je vais me chercher un chocolat. Je reviens. » dis-je, en me levant, sans attendre une réponse, sans même proposer à Clara de m’accompagner et me dirige vers le distributeur, dans le couloir au fond. J’engouffre mes pièces et choisis le chocolat fort. A peine m’être retournée avec la boisson chaude dans mes mains que je voie un médecin discuter à ma voisine. Figée, le cœur battant, je suis incapable de faire le moindre pas vers eux, par crainte. Ce n’était qu’un accident de voiture, ils n’ont rien de grave, ils n’ont que des blessures superficielles. Ils vont bien, que je me répète en boucle. Un pas en avant et notre voisine se tourne vers moi, les larmes aux yeux, en prenant Clara dans ses bras. Mon gobelet glisse entre mes mains quand je comprends soudainement que je ne reverrai plus mes parents.
❖❖❖Tout le monde autour de nous est vêtu de noir. Certains ont la tête baissée, d’autres sortent les mouchoirs et je sens des regards se poser sur moi et Clara qui pleure à chaudes larmes. Je me baisse vers elle et sèche les gouttes salées qui perlent sur ses joues, tout en caressant ses cheveux. J’ai voulu m’effondrer de nombreuses fois moi aussi, mais elle était tellement mal que j’ai trouvé le courage de rester forte pour Clara, jouer la grande sœur comme me l’ont demandé papa et maman avant leur départ. Impossible que je remplace le gouffre qui se creuse en nous, mais je suis tout ce qu’il lui reste et elle est tout ce que j’ai. C’est dur de le dire, de le réaliser, mais il va falloir se contenter de ça. «
Ils ne reviendront jamais, Gabriella ? Jamais jamais. » Mes yeux me brûlent tant je suis touchée par ce qu’elle vient de souffler. J’aurais envie de lui répondre le contraire, mais ce serait mentir. Et je ne peux non plus lui confirmer la chose, ça me tue d’avance. Je me contente donc de déposer un baiser sur son front et me relever, faisant face aux cercueils qui descendent. La musique accompagnant la scène est macabre ; je ne pourrais plus jamais écouter « Only time » d’Enya sans avoir envie de me foutre en l’air. Le discours de l’homme d’église nous invitent à venir le rejoindre, ce que nous faisons main dans la main. Clara suit mon geste et jette une rose blanche dans le trou, avant de pleurer de nouveau et tous les proches, amis, collègues, font de même en nous faisant part de leurs condoléances. Si nous avons besoin de la moindre chose, ils sont là, d’après ce qu’ils nous disent.
La musique cesse enfin et la terre recouvre les boîtes. Bientôt, il y aura une tombe pour qu’on puisse se recueillir dessus. Clara tire sur ma robe noire en prononçant à plusieurs reprises mon surnom. «
Gaby. » Tournant la tête vers ce qu’elle regarde, j’aperçois une voiture au loin. C’est celle de la surveillante de l’orphelinat qui est là pour nous ramener dans notre nouvelle maison où je ne me sens pas vraiment chez moi. Il y a des chambres en commun, mais Clara et moi sommes ensemble. Elle dort d'ailleurs le plus souvent dans mon lit que seule, n'arrivant pas à fermer les yeux sans avoir une présence qui lui est familière.
2006.«
Je ne veuuuux pas y aller !!! » C’est la première chose que j’entends lorsque j’entre dans l’établissement. Je lâche mon sac de cours lorsque j’aperçois Clara, les mains serrées sur le mur et me précipite vers elle. «
Lâchez-là ! » M’écrié-je, en bousculant l’éducateur, puis en tapant la main de la surveillante. Je ne le vois pas, mais je sens que la couleur de mon visage est rouge tant j’ai chaud. Le souffle court, j’enlace Clara qui se blottit tout contre moi, interrogeant du regard le personnel de l’orphelinat. «
Une famille d’accueil s’est proposée Gabriella. Ce sont des gens très gentils, respectueux, qui- » «
Qui veulent me retirer ma sœur. » C’est tout ce qui me vient à l’esprit, parce qu’il s’agit de ça : ils veulent m’éloigner d’elle. Ils se fichent du fait que sa seule famille reste dans un orphelinat, tout ce qui les intéresse, c’est récupérer la petite fille sage qu’est Clara, mais elle, c’est moi. C’est dur de vivre l’une sans l’autre. Elle a besoin de moi pour dormir, pour lui conter des histoires et moi, j’ai besoin d’elle pour ne pas craquer, ne pas fondre en larmes et ne pas m’arrêter. «
Ils ne veulent pas te retirer ta sœur. Ils veulent vous aider. » «
Alors pourquoi ne veulent-ils pas de moi en même temps ? » Je suis connue pour avoir un caractère difficile. Quand je ne suis pas d’accord avec quelque chose, je le dis sans gêne et quand je n’ai pas envie de communiquer, je me tais, ou je fais semblant de ne rien avoir entendu, prise par la musique qui tourne dans mes oreilles. «
Clara ne partira pas. » Je leur interdis de nous faire ça. Elle restera avec moi, tout le temps. Ils échangent un regard, puis l'éducateur, ayant plus de poigne, récupère Clara par la main. «
Sois raisonnable Clara ! Gabriella aussi ! Enfin, vous pensez qu'on n'a pas fait ce que nous pouvions pour que vous soyez ensemble ? Après trois refus, nous ne pouvons plus rien faire. » lâche-t-il, sèchement. «
Un quatrième est toujours possible. On n'a rien demandé pour être ici. Tout ce qu'on demande, c'est de rester toutes les deux. C'est tout ce qu'on demande. » insisté-je, en les implorant du regard. La porte de l'orphelinat s'ouvre ; un couple, tout sourire, font un pas vers nous. Ana, la surveillante, leur fait un signe avant de me regarder. «
Il n'en est pas question. » Je secoue la tête et alors que je m'apprête à arracher la main de Clara, de celle de notre éducateur, Ana m'attrape le bras, m'éloignant du petit groupe. «
Ta soeur a une chance de vivre normalement sa vie, tu souhaites la lui retirer ? Tu souhaites vraiment qu'elle continue de rôder dans les couloirs avec tous les enfants qui lui rappellent tous les jours qu'elle n'a pas plus ses parents pour la combler ? Elle a besoin d'adultes autour d'elle. » Mais je suis là, moi. Et comme si elle avait lu dans mes pensées, elle reprend : «
Tu n'as pas l'âge de t'occuper d'elle. Tu es encore une enfant, toi aussi et personne ne t'interdit de lui rendre visite et ce, régulièrement. » J'ai les larmes qui me montent aux yeux, mais je les chasse en clignant des cils. Je hoche la tête : tout ce que je veux, c'est que Clara soit bien et on ne peut pas dire qu'elle soit heureuse dans cet environnement hostile. «
Tu permets ? » Sans doute avec l'approbation d'Ana derrière moi, Seth me laisse prendre Clara à part. Je me baisse pour être à sa hauteur, cherchant les bons mots à utiliser, pour lui expliquer qu'à partir de maintenant, les choses vont encore changer.
2009.Le film, New Moon, se termine. Tout ce que j’ai retenu de ce film est que l’héroïne est ridicule à se laisser détruire de la sorte pour un garçon. Si j’avais été seule, je n’aurais jamais été voir une chose pareille, mais Clara y tenait. Ce que je ne savais pas avant de venir, c’est qu’elle ne serait pas toute seule. Pire, son amie est en fait un ami, au masculin. Toute la séance a été un vrai calvaire ; mes yeux étaient posés plus souvent sur eux et les mains baladeuses du garçon, que concentrés sur les images du grand écran. Il faut que j’arrive à réaliser que ma frangine est en train de grandir et que d’ici peu, elle connaîtra les joies d’un premier baiser, d’une balade en amoureux et un peu plus tard, ce sera les devoirs ensemble. Le générique défile et la salle se vide peu à peu. Affichant un sourire, je me lève et me tourne vers Clara et son petit copain. «
Alors, c’était bien ? » Les doigts de Lucas sont entrelacés à ceux de Clara. Petit con. «
J’ai adoréééé ! Mais j’ai eu de la peine pour Jacob. » Impossible de savoir exactement qui est ce Jacob. L’indien ou le blanc pâle. C’est pour dire à quel point je me suis intéressée au film. «
Eh bien, personnellement je n’ai pas trop aimé. Le livre est nettement mieux. » Ah parce qu’il y a un livre aussi ? Débute alors un débat entre eux sur le livre et le film. Clara, qui a, semble-t-il, lu toute la saga, apprécie tout de même l’adaptation. Je me sens à côté de la plaque, mais les écoute en sortant du cinéma. Le papa de Lucas nous attend dehors et nous fait un petit coucou de la main. «
Tout s’est bien passé ? » «
Très bien. Ils sont en train de débattre là-dessus. » Et ils se chamaillent comme… comme les gosses qu’ils sont. «
Je peux faire un détour pour vous raccompagner, si tu veux. » Hissant mon étui à guitare sur mon épaule, je secoue la tête. «
C’est sympa, mais non. Je vais la raccompagner moi-même. » Depuis la mort des parents, j’ai peur de monter dans un véhicule. Le seul transport que je ne m’interdis pas, c’est le vélo.
Après que Clara ait dit au revoir à Lucas et avoir attendu que la voiture disparaisse au loin, nous nous dirigeons vers sa maison. Il y a quelques années, j’ai eu peur qu’avec notre séparation, elle file un mauvais coton, mais je ne peux pas affirmer que ce soit un soulagement de la voir comme une petite fille normale. Parfois, je l’envie d’avoir ce sourire au coin des lèvres qui ne part jamais, d’avoir toujours cet air enthousiaste. Elle vit. Moi je survis. Je me bouge, mais j’ai clairement perdu mon insouciance. «
Alors… Lucas ? C’est ton petit copain ? » Clara lâche un rire, mais je peux voir le rouge lui monter aux joues, à l’aide de la lumière des lampadaires, ce qui ne manque pas de m’amuser. «
Il t’a fait un bisou ? » demandé-je, en la poussant doucement avec mon épaule. «
Mais nooooon. Il n’a pas fait ça et puis c’est dégoûtant. » Je la devance de quelques pas et me met face à elle, marchant à reculons. «
Il te l’a fait où, ce bisou ? » Je connais Clara. Je sais quand elle ment et là, c’est ce qu’elle est en train de faire à cause de sa gêne. «
Tu sais, ce n’est pas mal. Et puis c’est plutôt agréable d’embrasser un garçon. » «
C’était doux… Un peu bizarre, quand il a mis sa langue dans ma bouche, mais c’était bien. » Je suis partagée entre l’envie d’étrangler Lucas et l’envie de me réjouir qu’il ne soit pas un crétin, finalement. Il semble être intelligent et pas méchant pour un sou. C’est juste que je suis l’aînée et que j’aimerais la protéger de tout, du monde, des autres, d’elle-même.
2014.♪ I'm waking up, I feel it in my bones… ♫ Jamie a le regard rivé sur la petite qui chante et je le comprends : elle a une voix d’enfer. Ce bar dans lequel je travaille depuis deux ans, si je l’aime autant, c’est pour son ambiance, mais aussi pour son côté artistique. Tous les soirs, il y a des amateurs qui viennent se produire sur scène. Certains essaient de se faire un nom, d’autres jouent seulement pour jouer. J’ai toujours pensé que ça pourrait être un tremplin, mais je ne me suis encore jamais lancée ici. J’ai plus l’habitude de jouer dans la rue, avec des inconnus que je rencontre. C’est comme ça que j’ai pu faire la connaissance de beaucoup de mes amis. «
Fais attention, dans pas longtemps, tu vas baver sur le comptoir. » dis-je, l’air taquin. «
Qu’est-ce que tu vas chercher là. Je l’écoute, c’est tout. » «
Dis plutôt que t’aimerais te la faire. » Jamie entrouvre la bouche, puis la referme et hausse une épaule. «
Elle est bien gaulée. » «
Hm hm. » soufflé-je, en lâchant un rire. Oui, elle l’est. «
Quoi, t’es jalouse ? » «
Jalouse de quoi ? De la façon dont tu mates cette nana ? Laisse-moi rire deux secondes. » J’amène mon verre entre mes lèvres et bois une gorgée au ralenti, sachant très bien que c’est en train de l’emmerder. Ce soir, je suis de repos et lui, étant de service, ne peut pas m’accompagner dans mon délire. «
Tu me le surveilles, je vais fumer une clope. » dis-je, en remettant ma veste sur mes épaules. «
Attends deux minutes. » Je ne l’écoute plus, pousse la porte du bar et m’adosse contre le mur du bar. Le vent souffle fort et fait voler quelques mèches de cheveux, mais avec les trois verres que j’ai bu, ça fait du bien. La porte s’ouvre de nouveau, au moment même où je place une cigarette entre mes lèvres. Jamie s’avance et sort son briquet, approchant la flamme de ma clope. «
T’en veux une ? » Jamie acquiesce, mais ne me laisse pas le temps de prendre une deuxième cigarette, qu’il me vole la mienne. Semble-t-il qu’il ait envie de partager… «
Joyeux anniversaire. » S’il avait envie de me déstabiliser, il a réussi : je ne fête plus mon anniversaire depuis que je suis gamine. «
C’est comme ça que tu fais avec les filles pour les sauter ? Tu leur dis un truc qui se veut touchant, ou quelque chose comme ça… ? » «
Arrête ça, Gabriella. Il y a des gens qui se préoccupent de toi. T’as tellement mis de barrières autour de toi que tu ne le voies même pas. Laisse les autres prendre soin de toi. » Je ne suis pas habituée à ça. Mon truc, c’est plutôt de me débrouiller, mais je ne pense pas rejeter ceux qui m’entourent pour autant. C’est vrai que… J’ai souvent peur de m’attacher, mais je n’ai jamais pris la fuite, sans pour autant trop m’engager dans mes relations. Jamie le sait très bien, puisque j’ai partagé avec lui ma première fois, puis ma seconde, sans jamais nous laisser une véritable chance. De toute manière, il n’était pas plus intéressé. Entre-nous, c’est juste pour passer le temps. De ses doigts, il caresse tendrement mon visage et dépose un baiser sur ma joue, puis sur le coin de mes lèvres. «
Tu restes encore ? » «
Tout dépend des arguments que tu pourrais avoir… » «
J’ai envie de passer un bon moment. » Et quelque part, ce soir, je n’ai pas envie d’être seule. Le hangar dans lequel je vis est en travaux, qui plus est et il y a des fuites partout. «
OK. » «
Bien. » Il tire sur ma lèvre inférieure et après avoir pris une dernière taffe, me tend ma cigarette et rentre à l’intérieur.
❖❖❖Trois heures du matin. C’est le bruit d’un portable qui vibre, qui m’oblige à ouvrir les yeux. Je me redresse doucement, avec le bras de Jamie autour de moi. «
Où tu vas ? » me demande-t-il, d’une voix à peine réveillée. Je me retire de l’emprise de son bras et, avec le drap autour de ma poitrine, saisis mon pantalon. Dans la poche droite se trouve mon téléphone qui vibre une dernière fois. Je remarque alors plusieurs numéros en absence ; Ana a essayé de me joindre à plusieurs reprises et Seth aussi. Je ne les vois plus depuis que je suis partie du foyer, ayant souhaité couper les ponts avec cette partie de ma vie, alors ce n’est pas normal. Mon cœur tambourine, ma respiration est haletante. «
Gaby… » Jamie, inquiet, caresse mon dos avec tendresse. J’appelle, la main tremblante, Ana qui me répond aussitôt. «
Qu’est-ce qui se passe ? » demandé-je, de but en blanc. «
Je suis avec les Jenns. Clara est avec toi ? » «
Non, bien sûr que non. Elle devait se faire un ciné avec Lucas hier. Elle n’est pas rentrée ? » «
Il y a un problème ? » murmure Jamie, en déposant un baiser sur mon épaule. «
Elle n’est pas rentrée, on pensait qu’elle serait avec toi. » Ce n’est pas le cas. Paniquée, je raccroche et enfile mes sous-vêtements, tout en appelant Lucas qui ne répond pas. «
Il y a un problème ? Gaby, calme-toi deux secondes. » «
Je ne peux pas. Il s’est passé quelque chose avec ma sœur. J’ai un putain de mauvais pressentiment. » J’enfile mon jeans, mon top noir et attrape mon long manteau, tandis que Jamie fait la même chose. «
Eh bien on va la chercher. Tu connais les lieux qu’elle fréquente ? » «
Ce n’est pas son genre de découcher. Si ça se trouve elle est passée chez moi… » Oui, c’est probablement ça. J’imagine sa surprise lorsque personne ne lui a répondu. J’essaie de joindre Clara, puis de rappeler Lucas, mais tombe de nouveau sur son répondeur. J'ai envie de me tirer les cheveux tant je suis stressée, effrayée. Dehors, je referme mon manteau et attrape mon vélo. «
On ira plus vite avec ma bécane. » «
Tu n’as qu’à partir de ton côté. Tu connais Clara, tu sais à quoi elle ressemble… Essaie d’aller par chez moi, je vais voir Lucas. » Jamie hésite, mais acquiesce. C’est ridicule de craindre un accident, alors que ma frangine ne nous donne aucune nouvelle. J’accélère le rythme, puis laisse tomber mon vélo dans l’allée de la maison des parents de Lucas. Je sonne une fois, deux, tambourine à la porte jusqu’à ce que la lumière de l’extérieur s’allume et que la porte d’entrée s’ouvre. «
Gabriella ? Il y a un problème ? » «
Lucas est là ? » «
Oui, il est dans sa chambre, il dort. » J’entends sa femme lui demander si tout va bien, derrière lui, mais il n’a aucune idée de quoi répondre. «
Clara n’est pas rentrée. » dis-je, en entrant chez eux. «
Lucas était avec elle hier soir. Clara est peut-être avec lui. » C’est dingue, j’ai l’impression que ma réaction est exagérée à leurs yeux, mais s’ils savaient tout ce qu’on a vécu toutes les deux, ils ne se poseraient plus de questions. «
Je vais le réveiller. » La femme disparaît dans les escaliers et revient quelques minutes après, avec Lucas qui a les yeux fatigués. Elle n’est donc pas avec lui. «
Gabriella s’inquiète, Lucas. Tu ne l’as pas raccompagnée chez elle ? » «
On s’est disputé… Elle a décidé de rentrer seule. » «
Et tu n’as pas insisté ? Tu te rends compte de ce qui peut arriver à une fille de son âge ? » Les poings serrés, je m’avance vers Lucas, prête à le gifler, mais le son de mon téléphone attire mon attention. C’est Jamie, qui m’informe qu’il n’y a personne près de chez moi. Il est même entré avec le double des clés, mais n’a trouvé personne à l’intérieur. Je raccroche, dépitée ; s’il lui arrivait la moindre chose, je m’en voudrais toute ma vie. «
Où l’as-tu laissée ? » «
Au cinéma. Elle est partie comme une furie… » Soupir. Je suis à deux doigts de lui dire que si Clara a réagi de la sorte, c’était certainement pour une raison justifiée. Entre nous, c’est moi la plus agressive et impulsive qui s’emporte pour des broutilles, pas elle. «
Le mieux que tu puisses faire, c’est de rentrer chez toi et d’attendre. Si nous avons des nouvelles, nous t’appellerons. » «
D’accord. » dis-je, en sortant de la maison.
❖❖❖J’ai fait le tour du quartier, interrogeant tous ceux qui n’étaient pas couchés. Jamie a roulé toute la nuit aussi. Et j’ai attendu en tournant en rond chez les Jenns en laissant plein de messages sur le répondeur de Clara, en m’énervant dessus, puis en baissant le ton. Je suis naze, mais la peur prend le dessus sur tout. Si Clara rentre, j’aimerais être la première à la prendre dans mes bras, avant de lui crier dessus. «
Tu devrais te reposer. » Jamie a pris sa journée pour rester avec moi et même si je lui ai cent fois dit qu’il n’avait pas à faire ça, la fille vulnérable que je suis en ce moment, remercie l’ami qu’il est. Ana appuie son conseil : «
Il a raison, Gaby. Repose-toi. Si on a des nouvelles, on te réveillera. » Je me contente de baisser les yeux sur mon portable, puis les fermer sans me battre davantage. Ca ne dure que quelques minutes : quelqu’un sonne à la porte. Je me redresse et suis Monsieur Jenns jusqu’à l’entrée. Un peu en retrait, j’arrive tout de même à apercevoir une femme et un homme. «
Bonjour, Monsieur Jenns ? » «
Que puis-je pour vous ? » Madame Jenns, Ana, Seth, Jamie, viennent nous rejoindre. «
C’est à propos de votre fille, Clara. » «
Vous l’avez retrouvée. » Elle a fait un truc grave pour que les flics se déplacent d’eux-mêmes. Suite à sa dispute avec Lucas, elle a fait une grosse connerie. «
Nous avons retrouvé votre fille. Nous sommes désolés. » Je ne respire plus. J’étouffe. «
Une voiture l’a heurtée… Elle n’a pas survécu. » Je sens les yeux d’Ana et Seth sur moi, ils me brûlent et entends les pleurs des Jenns. «
C’est impossible que ce soit elle. » dis-je, en m’avançant. «
Vous avez dû faire une erreur, forcément. » Jamie pose ses mains sur mes épaules, mais je me défais de son emprise. «
Nous avons trouvé ses papiers et… ceci. » Un pendentif. Un petit cœur avec une serrure qui peut uniquement s’ouvrir avec la clé que j’ai en ma possession, autour de mon cou. «
On l’a sans doute volée… » murmuré-je, m’efforçant de garder un espoir. Impossible que ce soit elle. Impossible.
❖ ❖ ❖Allongée sur le lit, avec la main autour du pendentif du cœur argenté et de la clé qui va avec, j’observe le dossier de mon canapé sur lequel je ne cesse de dormir. L’enterrement de Clara a eu lieu aujourd’hui et j’ai été incapable de m’y rendre. Ce serait réaliser qu’elle n’est plus auprès de moi, réaliser qu’elle ne me dira plus les trois mots, huit lettres, que je n’ai jamais réussi à lui murmurer. Je me sens coupable de ne pas avoir été là et je tiens responsable cette personne qui lui a infligé cette douleur, qui l’a obligée à mourir seule. Les larmes me montent aux yeux quand j’imagine Clara sur le béton glacé, mais je m’efforce de les chasser. Je ne veux pas pleurer. Si je craque, je ne m’arrêterai plus jamais. La porte d’entrée s’ouvre, mais je ne me retourne pas et serre la peluche de Clara très fort dans mes bras. «
Gaby. » C’est Jamie, encore, toujours. «
Les journaux s’entassent. » Eh bien qu’ils continuent de s’entasser, ça m’est égal. «
Gaby. » Je me mets en boule et me concentre sur le souvenir de Clara, sur sa voix que je ne souhaite pas oublier. «
Tu ne vas pas rester comme ça indéfiniment. » Mais il est là pour m’emmerder. «
Fous-moi la paix. » dis-je, simplement. «
Tu ne réponds plus aux appels, tu ne bouges pas, tout le monde s’inquiète. » Ca aussi, je m’en contrefiche. Ce n’est pas ce qui me rendre le sourire de Clara. «
Tu as vu le journal ce matin ? Il y a ton appel à témoins. » Je me redresse aussitôt ; il a trouvé les bons mots pour me faire bouger un peu. Il y a peu, j’ai demandé à un quotidien qu’on lance un appel à témoins concernant cet accident. La police ne veut rien faire, souhaite que cette affaire reste aux oubliettes, mais ils ont oublié les proches de cette adolescente qui trouvent ça regrettable que ce chauffard ne paie pas le crime qu’il a commis. J’arrache le journal des mains de Jamie et lit l’article, agacée par l’endroit que les journalistes m’ont accordé. «
Il est tout petit cet article, on ne le remarque même pas. » «
Il faudrait peut-être que tu penses à avancer. » «
Qu’est-ce que tu dis ? » Je lâche le journal sur la table et me lève du canapé. «
Tu me demandes d’oublier. » «
Je ne te demande pas d’oublier… Mais Gabriella… Regarde les choses en face. On ne retrouvera jamais le responsable. » «
Sors. Pars de chez moi. » «
Gabriella. » «
SORS ! » Jamie reste silencieux et n’insiste pas. «
Si tu as besoin de parler… » «
Dégage. » dis-je, en le suivant vers la porte. «
Et rends-moi le double de mes clés. » Je ne sais même pas pourquoi il l’avait gardé. Il me les tend et sort de chez moi. Je referme la porte, m’adossant contre celle-ci et me laisse glisser jusqu’au sol. Je ne me suis jamais autant sentie seule que maintenant.