Prenez un type banal, une nana un peu plus jolie que la moyenne et mariez-les. Une pincée d'amour, un zeste de passion, une louche d'alcool et un gosse. C'est bon vous voyez ? Maintenant placez toute cette belle petite famille dans un hôtel dans le Colorado. Nah nah nah, merde ça c'est Shining. Reprenons, prenez donc toute cette belle petite famille et foutez-la dans une petite ville tranquille à côté de Detroit. Un coin paumé où la vie est paisible. Marple Spring. Voilà, vous y êtes.
Cet homme c'est Jack, Jack Chaplin, un lieutenant de l'US Army marié depuis ces jeunes années avec la bouteille. Oh et avec Marie aussi, mais ceci n'est qu'un p'tit détail. Sa vie tourne principalement autour de sa chère et tendre bouteille. Elle a des droits sur son sourire. Des droits sur ses désirs. Des droits sur à peu près tout en fait. Certes il aime sa femme. Son gamin. Et ce putain de poisson rouge qui change de nom tous les trois jours, mais alors la bouteille est bien au dessus de tout ça. Il pourrait se passer de sa famille, mais de sa bouteille ? Ö grand dieu jamais !
It ain't the blows we're dealt that matter, but the ones we survive.
1999. Six ans, et pas toutes ses dents.
Assise par terre, elle pleurait à chaudes larmes. Épuisée, respirant difficilement elle essaya de se relever, mais n'y parvint pas. Sa jambe était sans doute cassée à cause de ce dernier coup, plus violent et plus puissant que les cinq autres. Marie Chaplin se trouvait dans sa propre chambre, son visage, son si beau visage, d'habitude si fin, presque enfantin était boursouflé à force de coups. Ses cheveux d'un blond si clair se retrouvaient parsemés de taches rouge sombre. Son instinct lui disait qu'il n'était pas loin, mais elle n'entendait rien. Pas le moindre bruit. Cinq minutes, puis dix, puis quinze, ce n'était pas normal. Le silence était pesant, elle n'entendait aucun bruit de pas, aucun craquement, rien, seulement sa respiration, faible et rauque. Que pouvait-il bien foutre ?
Prise de panique, elle essaya de se lever, cette simple pensée lui avait totalement fait oublier sa douleur et sa peur. Il ne pouvait pas. Il n'en avait pas le droit. S'il s'en prenait à son fils, à sa chair, son bébé, s'il le touchait, elle n'aurait d'autres choix, il faudrait qu'elle le tue. C'est donc en rampant qu'elle s'approcha de leur lit, à Jack et elle. Elle s'y appuya pour se relever et c'est en titubant de mur en mur qu'elle arriva à l'encadrement de la porte de la salle à manger.
Petit Camille avait six ans, il était cloîtré dans sa chambre, enfermé à double tour pendant qu'il entendait sa mère se faire taper dessus. Son père était nerveux, il était en colère et maman pour ne rien arranger, faisait tout de travers. La télé était trop forte, la vaisselle traînait, en somme, il fallait lui donner une bonne leçon et lui apprendre les bonnes manières. Dompter les femmes disait son père, les corriger, sinon elles n'en font qu'à leur tête, elles te rendent la vie impossible et laissent traîner tes affaires et foutent le bordel. Camille n'était pas vraiment d'accord avec ça. Sa maman se donnait du mal et travaillait dur, elle ne l'avait jamais oublié à l'école et était toujours là pour lui, ou presque. Son père quant à lui c'était bien différent. Il sentait les larmes montées, tandis que sa mère étouffait un nouveau cri. Camille était toujours assis dans son lit, les pieds ramenés contre son torse, les mains compressant ses petites oreilles. Prenant son courage à deux mains, il se rapprocha doucement de la porte, déverrouilla le verrou et sortit de sa chambre.
Marie continuait d'avancer, s'appuyant difficilement aux murs et aux meubles. Pitié qu'il ne soit pas là, pitié qu'il soit n'importe où, mais pas ici, pensait-elle et au plus profond d'elle, elle se mit à prier à implorer ce Dieu, en qui elle ne croyait pourtant plus. Pitié qu'il ne soit pas allé voir Camille, pas dans cet état. Un claquement se fit entendre et sans qu'elle ne puise rien faire elle se retrouva à terre.
Camille avança doucement dans le couloir. Le calme était revenu et il s'assit quelques minutes, puis se releva en direction de la salle à manger. Le calme n'était plus. Son père tenait sa mère par les cheveux, la balançait comme une simple poupée de chiffon de droite à gauche, de gauche à droite. Il hurlait un charabia que le petit garçon ne comprenait pas. Seul dans le couloir, face à la fureur. Face à cette odeur, celle de l'alcool et de la pourriture. Petit gosse de six ans, haut comme trois pommes dans un couloir abominablement vide. Il serrait les poings. Que faire ? Crier, hurler du plus fort qu'il le pouvait ? Il le fit. Plus fort que son père ? Il en était incapable. Sa mère essaya de se relever mais n'y parvint pas. Sa jambe était sans doute cassée. Camille la regardait impuissant, essayant de ramper, pour finalement se résigner et se laisser faire, épuisée. Son père arrêta brusquement, regardant son fils pétrifié.
« Camille, viens me voir s'il te plaît » Le gamin s'approcha, son quart d'heure de gloire était venu.
Jack était malade. Jack était alcoolique. Jack faisait régner un climat de terreur dans sa propre maison. Il était un pauvre type battant sa femme, terrorisant son fils.
L'alcoolisme est une maladie croyez-le ou non, et elle vous ronge. Elle fait apparaître le pire de vous. Le monstre qui sommeille. Camille le connaissait ce monstre, et il n'avait pas l'allure des monstres ordinaires que l'on peut apercevoir dans les livres. Non. Celui-là avait bel et bien une forme humaine. Et pire encore, il apparaissait sous la forme de son père. Enragé. Hurlant à plein poumon à quel point sa famille le répugnait. À quel point son boulot le faisait chier. À quel point sa femme se laissait aller, au point qu'il n'éprouvait plus le moindre désir pour elle. Camille entendait tout ça. Il l'entendait souvent du fond de son lit, ramassé sous ses couvertures. Il entendait aussi sa maman qui le suppliait d'arrêter. Qui l'implorait de la laisser tranquille. Mais rien n'y faisait. À croire que ses hurlements le poussaient à frapper plus fort encore.
Greed has poisoned men’s souls, has barricaded the world with hate, has goose-stepped us into misery and bloodshed.
Les années passèrent et le petit garçon devint un adolescent. Son père dictait toujours la vie de sa mère et la sienne par la même occasion. Il alla en cours jusqu'à ses seize ans, ensuite son père l'obligea à s'engager. Contraint à subir les entraînements et la pression militaire, le jeune brun devait en plus subir les affronts de son père, alors lieutenant. Quelques années plus tard ce dernier se fit mettre à la porte, ses supérieurs ne pouvant plus cacher et ne pouvant surtout plus supporter son arrogance et son alcoolisme. N'ayant d'autres choix, Camille lui, continua.
Afghanistan. 7h32. Ici depuis seulement quelques heures, les hommes savaient pourtant précisément ce qu'ils avaient à faire.
Arme chargée, prêt à tirer, Camille en était pourtant incapable. Affronter des cibles en carton était déjà difficile, mais devoir tirer sur du vrai, du vivant lui était carrément impossible. Lui le petit qui se rêvait écrivain et non soldat. Lui, petit gars d'une province isolée et fervent croyant se retrouvait là. Au milieu des tirs, au milieu d'idéaux qui ne lui correspondaient pas. Bouffé par la peur, le jeune brun était incapable de bouger. Pétrifié par ces images d'horreur de familles assassinées, de gamins blessés et de tant d'autres choses impossibles à décrire tant leur atrocité sont immense. Il sentit une pression au niveau de son épaule. Une pression qui le fit sursauter et sortir de cet état second. Il se retourna, un homme lui faisait face, la quarantaine bien entamée et un fort accent du sud des États-Unis.
« Approche gamin » lui dit-il calmement, en lui faisant signe de le suivre. Camille le fit, et c'est ainsi qu'il rencontra Ben.
Ben était un chic type, rongé par la vie. Sa femme était morte il y a de ça sept ans et il s'était engagé à ce moment-là. Il trouvait cet envoi en Afghanistan ridicule, mais n'en parla pas plus que ça. Il enseigna surtout au gamin quelques principes de base. Comme par exemple un truc tout con, ici il n'était pas dans un de ces putains de bouquins, et s'il n'apprenait pas très vite à se défendre il finirait mort dans les jours qui suivraient.
« Tire » lui cria-t-il.
« Tire bordel de merde ! » Cinq jours qu'il était là, et cinq jours qu'il n'y arrivait pas. Le quarantenaire commençait sérieusement à saturer de ce boulet ambulant. Il le choppa par le col de son uniforme et le traîna sur plusieurs mètres jusqu'au village voisin où les gars américains s'occupaient du cas de plusieurs hommes. Un seul était encore vivant.
« Laissez faire le gamin » balança Ben aux cinq autres bonhommes qui se reculèrent instantanément.
« C'est lui ou toi Camille. » voyant son manque de réaction, Ben attrapa Camille par le cou, le plaquant contre son torse pour l'empêcher de bouger. Il choppa son bras et plaça une arme dans sa main.
« Je vous en supplie, ne me forcez pas à faire ça. » bégaya-t-il
« Lui n'hésiterait pas Camille. Tu peux le faire, vas-y ! » « Lâchez-moi, je n'y arriverai pas, j'en suis incapable. » Ben resserra davantage sa main autour de la sienne, elle-même tenant l'arme.
« Tuez- moi ! J-Je... Je ne peux pas faire ça, tuez-moi, s'il vous plaît, tuez-moi ! Ne me faites pas faire ça je vous en prie ! J-Je... » Il ne put finir sa phrase. Ben l'avait fait appuyer. L'homme était mort. Il s'était écroulé devant lui. Il avait tué. Il ne s'en pardonnerait jamais.
« Writers remember everything... Especially the hurts. Strip a writer to the buff, point to the scars, and he'll tell you the story of each small one. » Des tambourinements dans ses oreilles. De petits bruits sourds, des sifflements. L'Afghanistan et ses restes. La guerre et ses traces. Camille n'est plus le même. Enfant déjà renfermé, il l'est davantage depuis son retour. Il a démissionné, vis désormais chez ses parents, et passe la plupart de son temps enfermé dans sa chambre à écrire. Les combats l'ont changé. Transformé. Terrifié par son père il l'est toujours, mais plus seulement, car aujourd'hui il sait de quoi est capable la nature humaine.