Un petit garçon courait nu pied dans les rues désertes de Marple Spring. C'était dimanche, et l'on entendait seulement les cloches de l'église qui retentissaient au loin. Il n'y avait pas un chat, seulement le jeune Faust qui courait à perdre l'haleine. Il courait, il courait. Il se savait pas où il allait, mais il y serait rapidement. Ses poumons le brûlaient, sa gorge était irritée et ses yeux brouillés de larmes. Mais il aimait cela, et il courait plus vite encore. Il continua longtemps comme cela, et arriva bientôt aux limites de la ville. Il s'arrêta là. Il n'y avait plus que la route —déserte, elle aussi— qui reliait Marple Spring à Détroit. Faust n'avait jamais été plus loin, mais il n'était pas sûr que du haut de ses cinq ans, il soit très prudent de franchir cette limite. Quelques centaines de mètres plus loin, quelqu'un d'autre courait.  Un autre petit garçon, onze ans à peine. Il courait vite, beaucoup plus vite que son petit frère. C'était l'inquiétude qui le poussait, qui venait lui chatouiller la nuque pour qu'il avance encore plus rapidement. Maddox s'arrêta soudainement. Il venait de trouver son frère, il venait de trouver Faust. Il soupira. Faust n'était qu'un gosse, mais il avait l'énergie et la force d'un homme. Pourquoi, d'ailleurs, était-ce toujours à lui de s'occuper de son petit frère ? Pourquoi était-ce lui qui venait de traverser toute la ville et non pas un de leur parents ? C'était toujours à lui de se salir les mains. Maddox s'assit auprès de Faust, recroquevillé à côté du panneau. L'enfant posa ses grands yeux verts sur son frère aîné. Il se sentait bête. Maintenant qu'il était arrivé là, il ne savait plus pourquoi il avait eu envie de fuir. Il s'était senti terriblement seul et stupide, quand il avait vu qu'il ne pourrait courir plus loin. Mais sur le coup, Faust avait vraiment voulu s'en aller. « Pourquoi n'as-tu pas voulu aller à la messe, aujourd'hui ? » demanda Maddox en persan. Faust ne maîtrisait pas encore très bien ce langage, alors il répondit en anglais. « Je sais pas ». Maddox leva les yeux au ciel. C'était toujours comme ça, avec Faust. Il faisait toujours plein de trucs mais il ignorait pourquoi. « C'est bien ça le problème, Faust. Tu sais jamais pourquoi tu fais les choses. Et qu'est-ce qu'on va dire aux parents, maintenant ? Tu sais ce qu'il va se passer pour toi, hein ? T'aurais jamais dû t'enfuir comme cela » fit Maddox à voix basse. Faust baissa la tête, et se mit à pleurer. Il avait peur. « Je ne veux plus qu'ils me fassent du mal » balbutia l'enfant. Maddox passa un bras protecteur autour des maigres épaules de son frère. Il jeta un regard sur l'oeil tuméfié de Faust, sur sa lèvre gonflée et le sang séché au bord de son nez. « Moi non plus, je ne veux plus qu'ils en fassent ».

L'adolescent posa ses lèvres sur celles du jeune homme. Ils échangèrent un baiser fougueux, passionné, qui leur sembla durer à la fois une éternité et un très court instant. Faust passa sa main dans les cheveux blonds de Noah. Ils se regardèrent un moment, puis s'embrassèrent de nouveau. Faust commença à déboutonner à l'aveuglette la chemise de son partenaire, ses mains tremblantes d'excitation. Il l'enleva, puis quelques secondes après, ce fut la sienne qui valsa à son tour. Les deux jeunes hommes se rapprochèrent, leurs peaux entrant finalement en contact. Ils ne parvenaient plus à se détacher. Ils tournoyaient dans la chambre au rythme des mouvements et des baisers. Noah était en train d'enlever la ceinture de Faust quand le portable de ce dernier sonna. Il n'y prêta guère attention. « Faust, y'a... ton portab... ton portable » murmura Noah entre deux baisers. « J'm'en fiche » répliqua l'adolescent. Il s'empara du téléphone et le balança un peu plus loin dans la pièce. Les échanges reprirent de plus belle. En un rien de temps, Noah et Faust se retrouvèrent nus. Les caresses devinrent plus intimes, l'excitation grimpait très rapidement. Faust renversa Noah sur le lit, et... bip bip bip. « Ton téléphone » soupira Noah. « Je t'ai dit que je m'en fichais ». Noah repoussa Faust qui tentait de l'embrasser. « Va répondre, c'est peut-être important ». Faust leva les yeux au ciel tandis qu'il décrochait. « Allô ? » Maddox était à l'autre bout du fil. Évidemment, ça ne pouvait être que lui à cette heure-ci. Il était trois heures trente du matin. « Faust, rentre à la maison. Jusqu'à quel âge faudra-t-il que je vienne te récupérer ? T'es où, là ? » grogna Maddox au bout du téléphone. Il était exténué. Faust avait encore fait n'importe quoi ; cinq jours qu'il n'était pas rentré au foyer des Dolarhyde-Carr. « Je suis à Détroit. Et non, je ne m'en irais pas. J'ai d'autres projets, figure-toi » répondit Faust en lançant un regard amusé à Noah. Celui-ci ne put retenir un rire. « Qui est avec toi... ? » s'étonna Maddox. « Non, tu sais quoi, je ne préfère pas savoir. Demain, tu rentres. Les parents sont morts d'inquiétude ». Cette fois, ce fut à Faust de rire. « J'en ai absolument rien à faire. Bonne nuit, Maddox » fit-il avant de raccrocher précipitamment. Il éteignit son téléphone, et, souriant, posa de nouveau ses lèvres sur celles de Noah. À Marple Spring, Maddox soupirait.

Un cri déchira la nuit. Les rues de Marple Spring étaient encore une fois désertes. Il n'y avait que ce jeune homme aux traits tirés, la capuche rabattue sur la tête. Il envoyait frénétiquement ses poings contre le mur et hurlait. Ses mains étaient en sang, laissant des traces rouges un peu partout. D'ailleurs, il n'y avait pas que ses mains. Son sweat, son pantalon, tout était couvert de sang. Faust en avait même l'âpre goût dans la bouche. Il était perdu, il n'avait plus les idées claires. Il avait pris beaucoup trop de drogues, ce soir. Il hurla une dernière fois, libérant toute sa souffrance d'un coup, et tomba au sol. Pourquoi fallait-il que toutes ces choses lui arrivent à lui ? Pourquoi fallait-il qu'il ressente tout cela ? Faust bouillonnait de rage. Il était maudit, c'était pas possible autrement. Tout cela lui tournait autour, il ne pouvait plus penser à autre chose. De toute façon, c'était sa destinée. Faust était un putain de mauvais prénom. Personne pouvait avoir de vie heureuse avec ça. Le jeune homme n'était pas spécialement superstitieux, mais il croyait plus ou moins au mauvais œil. S'appeler Faust était une invitation. Le véritable Faust, celui de Goethe, n'avait jamais connu le bonheur. Ou du moins, le sien était resté superficiel. Il avait dû endurer une éternité de damnation aux enfers pour avoir connu ce bonheur si artificiel. C'était une malchance que de porter un tel prénom. Et puis, on lui avait toujours dit qu'il était trop sensible pour son propre bien. Qu'il allait falloir qu'il arrête de penser à tout le monde et qu'il commence à penser un peu plus à lui même. Maddox lui-même lui avait dit qu'il fallait qu'il arrête de tomber amoureux des gens comme on change de chaussette. Mais Faust, il était comme ça ; c'était quelqu'un d'entier. Il était du genre à se jeter à corps perdu dans les choses et dans les gens. Dans la vie, globalement. Tous ses sentiments étaient exacerbés à l'excès. Et on lui avait dit aussi de suivre ce traitement. Des calmants, des tranquillisants. Pour se calmer, pour éviter de se mettre dans tous ses états comme ce soir, pour éviter de s'enfuir sur des coups de tête. Pour être plus stable, moins incompréhensible et impulsif. C'était comme ça, c'était dans la nature de Faust de foutre le camp quand les choses tournaient mal. Et pourquoi diable prendrait-il ces maudits cachetons ? Ah oui. Pour qu'il évite de faire ce qu'il s'apprêtait à faire.

« Plus que trois ans, plus que trois ans… » se répétait Faust. Le jeune homme, assis sur sa couchette, lançait frénétiquement une balle de tennis sur le mur en face de lui et la rattrapait au vol, puis recommençait. Il avait fait ça comme la journée. Il ne parvenait pas à calmer ses nerfs autrement que de cette façon. Il mourrait d'envie de sortir, d'être libre, de pouvoir s'allonger dans l'herbre et de faire absolument tout ce qui lui passait par la tête. Ce n'était pas que la prison lui déplaisait, mais il lui semblait que toutes les choses étaient meilleures lorsque l'on était libre de les faire. Ici, il ne choisissait rien. Tout était réglé et il était impossible de déroger aux lois. Pas le choix, il devait se doucher à telle heure, recevoir des visites (quand il y en avait) à telle moment, manger ce repas et pas un autre. Lui qui avait toujours été une sorte d'électron libre, faisant toujours ce qu'il voulait, il ne s'était toujours pas habitué à l'univers carcéral au bout de trois ans. Au début, ç'avait été très dur. C'était comme si le ciel lui était tombé sur la tête. La mort de Maddox lui avait fait péter un plomb. Littéralement. Il n'avait pas pu se calmer pendant des semaines. Cette rage folle, bouillonnante, ce labyrinthe de haine, il le ressentait toujours au fond de lui. C'était comme un murmure, un grondement sourd ; parfois, vous ne l'entendez plus, mais si vous tendez de nouveau l'oreille, vous vous rendez compte qu'il est toujours là. Maddox était la personne que Faust avait toujours préféré. Ils étaient si différents et si semblables à la fois. Maddox avait six ans de plus que lui et malgré cet écart d'âge, les deux frères avaient toujours été très proches. Maddox avait le cœur sur la main, c'était un homme simple et courageux. Une bien meilleure personne que Faust, en réalité. Cette pensée le tourmentait. Pourquoi était-ce Maddox qui s'était fait tué, et pas lui ? Il lui avait toujours dit que sa générosité le perdrait, et qu'il valait mieux quelque fois penser à ses fesses avant celles du voisin. Il y a bientôt cinq ans, Maddox Dolarhyde-Carr perdait la vie à Marple Spring dans une ultime tentative de protéger son petit frère. Faust avait toujours été incontrôlable, Maddox aurait dû le comprendre. Faust avait toujours eu de mauvaises fréquentations, avait toujours traîné dans des endroits craignos. C'était comme ça, c'était ce milieu qui l'attirait ; les problèmes étaient rapidement venu. Un adolescent aussi flamboyant et sanguin que Faust se fait tout de suite remarquer. Les choses avaient tournées au vinaigre. Mais c'était Maddox qui s'était pris ce coup de couteau, et pas Faust. Mais maintenant, le jeune homme était en paix. Là, assis dans sa minuscule cellule, il avait réfléchi, et il avait trouvé la paix au fond de lui. Bien évidemment, elle était fragile, et il suffisait d'un fragment de souvenir pour qu'il se retrouve le poing en sang à force de cogner le mur, faute de n'avoir rien d'autre à cogner. Maddox était vengé. Faust s'était fait le serment, cette nuit-là, alors qu'il hurlait son désespoir dans les rues de Marple Spring, de venger son grand frère. Quand le moment était venu, quand il avait regardé l'assassin dans les yeux et qu'il tenait la lame contre sa gorge, il avait senti un soulagement et une excitation si soudaine qu'il s'était mis à trembler. « Faust... Je… » avait balbutié l'assassin. D'un côté, Faust trouvait cela gênant de se retrouver en train de tuer Noah. Parce qu'il l'avait aimé, fut un temps, ou du moins il lui avait semblé. Mais Noah avait commis l'irréparable, et Maddox se devait d'être vengé. Plus rien n'existait entre eux. Faust avait plongé sa lame dans le corps de son ancien amant, et avait laissé parler sa haine. Il ne se serait jamais cru capable d'une telle violence. Il y en avait eu partout. Ensuite, tout avait été flou, mais il s'était senti soulagé. Puis, il s'était retrouvé ici, enfermé entre quatre murs. Heureusement pour lui, les autorités, qui n'avaient pas envie d'enquêter plus profondément sur les histoires de gangs, ne l'avaient pas condamné pour une longue durée ; depuis, il compte les jours, se languissant de retrouver la liberté.

L'envie de tout recommencer. L'envie de tout effacer, aussi. D'oublier ce passé si sanglant, si obscène. Ce n'était pas comme si Faust regrettait ses actes. Mais avec du recul, malgré qu'il était quasiment un adulte fait, il se rendait compte qu'il avait commis des erreurs. Allongé sur le canapé du salon, il regardait les motifs vieillots de la nappe sur la table. Il était de retour au bercail, à Marple Spring, là où tout avait commencé. Et là où tout devait finir, aussi. Il aurait très bien pu aller vivre ailleurs, à sa sortie de prison. À Détroit ou même beaucoup plus loin. À l'étranger, s'il le fallait. Mais il avait éprouvé cette envie irrépressible de revoir encore une fois ces rues, cette église, cette population. Il avait rêvé de la ville, pendant son incarcération. Enfermé, privé de sa liberté, il s'était évadé en s'imaginant courir nu pieds dans les petits chemins de terre. Il revoyait ses jeunes années, son époque de lycéen. Il aurait pu devenir quelqu'un de bien, si seulement il n'avait pas merdé. Oui, s'il était ce qu'il était aujourd'hui —meurtrier, ancien détenu, et violemment instable— c'était parce qu'il n'avait pas fait les bons choix étant jeune. Il était revenu à Marple Spring mais rien n'était simple. Toute la bourgade le connaissait. Les nouvelles allaient vite, par ici. Tout le monde connaissait l'histoire des Dolarhyde-Carr, la famille maudite. L'enfant turbulent, périodiquement violent, était devenu un meurtrier. Et voilà qu'il était de nouveau en liberté. Les gens le dévisageaient constamment, changeaient de trottoir quand il passait. En un sens, cela lui faisait mal. Il n'était pas un assassin, du moins pas dans le sens où il était un danger pour la société. Faust n'était pas un méchant, loin de là. Il était juste trop... sensible. Il ressentait, et cela avait toujours été, beaucoup trop de trucs en même temps. Et par moment, ça le faisait péter un plomb. Mais c'était surtout pour lui-même qu'il était dangereux. Il n'avait jamais été proche de ses parents, mais les voir l'ignorer en permanence était insupportable. Ils n'avaient même pas accepté qu'il revienne chez eux, à sa sortie de prison. Normal, en un sens. Leur fils, le méchant, celui qu'ils n'avaient jamais réussi à éduquer, était la cause de la mort de l'autre, le gentil, celui dont ils avaient toujours été fiers. Seule sa grand-mère maternelle avait accepté de l'accueillir, et encore, Faust voyait la peur dans son regard. Qu'un membre de votre famille, quelqu'un à qui vous ne feriez jamais de mal, puisse vous craindre est sûrement la pire sensation. Le chemin de la rédemption, Faust l'a appris à ses dépens, est long et semé d'embûches. Il craint de ne jamais pouvoir parvenir au bout.