Mrs Branfield avait probablement mis beaucoup d'espoir en son fils lorsqu'elle l'avait nommé Asher, lui promettant, de par la signification de son prénom, la fortune et le bonheur. Il était supposé être béni par le Seigneur. Pourtant, le petit Asher se révéla être à l'opposé de ce que son prénom était supposé dégager...

Garçon turbulent et violent, il rentrait régulièrement en conflit avec ses camarades ou les figures d'autorité qui l'entouraient, perturbant la tranquillité de Marple Spring et couvrant de honte la pauvre Mrs Branfield, qui s'efforçait tant bien que mal de remettre son fils dans le bon chemin.

Mr Branfield, demandez-vous ? Il n'avait jamais été là pour sa famille. Un an après la naissance d'Asher, il avait pris la route et était parti pour Détroit, dans l'espoir de revivre ses jeunes années et de retrouver la modeste notoriété qu'il possédait alors, en tant que chanteur d'un obscur groupe de musique.

Asher n'a pas toujours vécu sans père, toutefois. Alors qu'il atteignait ses sept ans et menait la vie dure à sa mère qui ne savait plus comment le pousser à respecter son autorité, Mrs Branfield fut séduite par un nouvel habitant de Marple Spring, Mr Lockwood. Fier, sage, droit dans ses bottes, il était le parfait contraire de son ex-mari et c'était exactement ce dont elle avait besoin. De la stabilité, de la tranquillité, de la sûreté.

Ils s'étaient rencontrés sur le lieu de travail de Mrs Branfield, fleuriste réputée à Marple Spring. Ils avaient discuté, s'étaient donné rendez-vous plusieurs fois, avaient appris à s'aimer... Puis Mr Lockwood était venu s'installer chez Mrs Branfield et son fils. Une nouvelle que ne digéra guère Asher...

Lui idéalisait ce père absent qu'il n'avait jamais connu. Il était tombé sur quelques photos de ce dernier, des enregistrements des morceaux qu'il avait composé et avait petit à petit rêvé de le rejoindre. Il était persuadé qu'il l'attendait, quelque part, et que sa mère ne l'autorisait pas à le voir, voilà tout. Alors, que sa maman ose le remplacer avec ce... ce naze ! Ca, c'était intolérable...

Asher avait tout fait pour expulser son beau-père de son existence, multipliant les bêtises, les insultes, parfois la violence. Mais il avait trouvé un adversaire à sa taille parce que, contrairement à sa mère, lui n'était pas décidé à céder face à son attitude. Tant bien que mal, Mr Lockwood parvint à rétablir le calme au sein du foyer.

Mais, sitôt qu'il n'était plus là, qu'il se retrouvait seul avec sa mère, à l'école ou ailleurs, Asher redevenait le petit diable qu'il avait toujours été.

L'adolescence n'arrangea guère ses travers, les empirant sérieusement, faisant de lui un véritable petit délinquant. Le lycée était son terrain de jeu, son domaine, son royaume.

A la tête d'une petite bande, il parvenait toujours à s'arranger pour que les preuves de ses méfaits ne s'accumulent pas contre lui. Ses "minions", comme il aimait à les appeler, étaient tout disposés à encaisser à sa place. Ou, s'ils ne l'étaient pas, ils n'avaient guère le choix...

Asher n'avait pas ou peu de sens moral. Il n'hésitait pas à s'en prendre à ce que les autres avaient de plus cher, à jouer de leurs faiblesses. Il se sentait maître du monde, lui qui, chez lui, ne pipait mot devant son beau-père, ayant appris tant bien que mal à respecter son autorité. Il voulait qu'on se rappelle de lui comme on évoquait son père, un fauteur de troubles tonitruant, une légende parmi les fortes têtes de Marple Spring.

La limite fut dépassée lors de sa deuxième année de lycée. Après une soirée arrosée qui s'était étendue dans la matinée, Asher était arrivé ivre en cours, empestant l'alcool, la cigarette, la drogue, le sexe.

Un surveillant avait tenté de lui interdire l'entrée du lycée, mais s'était écarté après avoir reçu un violent crochet du droit, qui lui avait brisé la mâchoire.

Asher avait été finalement maîtrisé, mais le mal était fait. Il fut renvoyé du lycée, définitivement. Confronté par sa mère et son beau-père, il craqua et, en larmes, d'un ton plein de colère, annonça qu'il quittait la ville et allait retrouver son père. Lui, affirmait-il, il saurait l'aimer pour ce qu'il était ! Lui, il ne se contenterait pas de voir en lui ce qu'il ne pourrait jamais être !

Ni sa mère ni son beau-père ne purent l'en empêcher. Asher fit ses bagages, prit sa voiture, fraîchement offerte pour ses seize ans et l'obtention de son permis, et fila pour Détroit.

Il s'imaginait mille scénarios, tous plus idéalisés les uns que les autres : son père était une star du rock indé, il tenait une maison de disque, il était chanteur dans un bar branché... Il était bien plus "cool" que sa mère et son beau-père, c'était certain. Ensemble, ils allaient former une sacrée équipe.

Trouver l'adresse de son père fut une tâche aisée, il était le seul de la ville à s'appeler ainsi. Le quartier dans lequel il vivait semblait pauvre et mal famé, mais qu'importe, ça n'entachait guère l'image qu'il avait de son père.

Ce fut au moment où il sonna à la porte de l'appartement de son père, à l'instant où celui-ci ouvrit la porte, que les rêves d'Asher s'effondrèrent.

Il était maigre, maigre comme un clou. Les veines apparentes, le regard halluciné, le cheveu grisâtre... Il ne ressemblait plus rien au jeune homme qu'Asher avait vu sur les photos... Il ne ressemblait pas au père qu'il avait imaginé...

Balbutiant, Asher s'était présenté. Son père n'avait pas bronché. Il s'était contenté de lui demander s'il avait un peu d'argent pour acheter de la drogue, avant de lui claquer la porte au nez quand Asher avait machinalement secoué la tête.

De longues minutes s'écoulèrent. Durant tout ce temps, l'adolescent était resté immobile, silencieux, fixant cette porte qui s'était refermée sur lui et qui ne se rouvrirait plus jamais. Subitement, il dut accepter que cet avenir qu'il avait fantasmé ne serait jamais le sien, que sa mère avait raison, qu'il n'avait pas sa place ici...

Cette vérité, il refusa de l'encaisser. Il prit une chambre dans un hôtel miteux et chercha un petit boulot à Détroit. D'accord, il ne pourrait jamais vivre la grande vie avec son père, comme il l'avait rêvé, mais il allait prouver qu'il pouvait se débrouiller tout seul et qu'il n'avait pas besoin de son abruti de beau-père ou de sa chouineuse de mère pour mener son existence comme il l'entendait.

Son père s'était perdu en route, mais il ne le ferait pas, non. Il valait mieux que ça. Asher sauta de petits boulots en petits boulots, sans jamais réussir à se fixer complètement, avant de trouver sa place dans un club plus ou moins branché. Leur chanteur était aux abonnés absents et aucun autre membre du groupe qui y jouait quotidiennement n'était en mesure d'assurer ce poste. Asher, lui, avait le talent nécessaire.

A dix-huit ans, il trouva finalement sa place. Et l'amour de sa vie, Jeremiah. Jusqu'ici, Asher avait multiplié les conquêtes, découvrant peu à peu que les filles ne l'intéressaient guère à ce niveau, lorgnant du côté d'hommes "virils", qu'il satisfaisait l'espace d'une nuit, parfois contre rémunération. Mais, dès lors qu'il rencontra Jeremiah, Asher ne posa plus un oeil sur qui que ce soit d'autre.

Jeremiah était le bassiste du groupe. Il était très grand, les cheveux en pétard, à l'allure de rockeur... Ses textes, car c'était lui qui écrivait les chansons de leur groupe, respiraient la violence, l'anticonformisme, la révolte. Pourtant, dès lors qu'il quittait la scène, Jeremiah adoptait une attitude douce, empathique et compréhensive.

Il fut le seul à détecter la détresse d'Asher qui, derrière son masque de "jeune con délinquant gothique", dissimulait toute la rancoeur qu'il éprouvait envers son père, la peur que sa mère ne l'aime plus, la crainte de n'être plus rien maintenant que ses rêves étaient envolés en fumée...

Jeremiah avait compris et accepté Asher. Il avait ouvert son coeur et s'y était engouffré, prenant toute la place disponible. Jeremiah était devenu sa moitié. Qu'importe les quolibets, les regards en coin, les murmures... Asher aimait Jeremiah. Et Jeremiah aimait Asher.

Lorsqu'ils finissaient le mois, ils avaient tout juste de quoi payer le loyer de l'appartement que le groupe tout entier se partageait et les premières nécessités. Mais qu'importe, ils ne demandaient pas plus. Ils s'éclataient à faire ce qu'ils faisaient, avaient un public fidèle, un job de "rêve", selon eux... C'était le pied.

Mais ils ne pouvaient pas non plus passer toute leur vie à jouer dans un club. Petit à petit, le groupe se sépara. Mariage, opportunités professionnelles, déménagement... A vingt-cinq ans, Jeremiah et Asher furent les seuls à demeurer à Détroit, les dernières du traces du groupe qui avait été et qui n'était plus.

Jeremiah accepta facilement de laisser le passé derrière lui, quittant la scène du club pour travailler derrière le bar. Mais Asher n'était pas résolu à abandonner si vite.

Ces quelques années-là, c'était ce dont il avait rêvé sa vie entière ! Ca ne pouvait pas être qu'une passade, un instant déjà volatilisé pour laisser place à une existence morne, à ce quotidien que sa mère et son beau-père avaient rêvé pour lui !

S'il avait accepté tant bien que mal de trouver un emploi, ayant pris un poste de serveur dans leur club, il passait toutefois le plus clair de son temps à chercher des contacts, à fredonner, à rêver au passé.

Il s'égarait dans l'alcool à s'en faire vomir plusieurs fois d'affilée, consommait diverses drogues, mettant en l'air sa santé physique et mentale...

Et tout ça pour quoi ? Pour "revivre le bon temps" ? Jeremiah était patient, mais il avait suffisamment enduré et il refusait de laisser Asher se détruire de la sorte. Ce fut là que leur relation se fit plus épineuse, plus bruyante, plus brutale.

Jusqu'ici, Asher et Jeremiah étaient sur la même longueur d'onde. Ils s'embrouillaient, parfois, mais c'était généralement un jeu pour eux, qui se finissait sur une partie de jambes en l'air endiablée. Ce n'était désormais plus le cas.

Jeremiah exhortait Asher à tirer un trait sur leur jeunesse, à aller de l'avant tout en acceptant le passé. Il le poussait à reprendre contact avec sa mère, à renouer avec sa "vraie" famille, à se confronter à ses démons... Mais Asher s'y refusait.

Il prétendait que ses rêves allaient bientôt se réaliser, qu'il allait devenir un rocker fameux, que ses petits "deals" de drogue et autres n'étaient que temporaires, de quoi se faire des relations et rassembler de l'argent pour augmenter ses chances. Argent qu'il dépensait très vite dans l'alcool, dont il ne pouvait plus se passer plus d'une journée...

Rien n'y faisait. Jeremiah tenta tout ce qu'il pouvait faire pour le ramener à la raison, mais Asher était enfoncé dans ses désillusions, noyé dans un profond chagrin dont il refusait d'admettre l'existence.

Il se détruisait et il l'emportait avec lui. Il savait qu'il aurait dû le quitter, le laisser se faire du mal tout seul, refaire sa vie... Mais Jeremiah ne pouvait pas s'y résoudre.

Alors qu'ils atteignaient tous deux leurs quarante ans et qu'Asher avait sombré comme son père avant lui, Jeremiah choisit de faire ce que son amour ne lui avait jamais permis : aller trouver la mère d'Asher et  obliger ce dernier à accepter le passé, le vrai, et non pas celui qu'il s'idéalisait bêtement.

Il neigeait, ce jour-là. Très fort. La visibilité était si mauvaise que Jeremiah ne put pas distinguer le poteau dans lequel sa voiture fonça. Une seconde avait suffi pour le faire basculer de vie à trépas. Jeremiah était mort, mort parce qu'il s'inquiétait pour celui qu'il aimait, mort parce qu'il avait tout tenté pour le ramener sur le chemin de la raison. Jeremiah était mort.

Quand la nouvelle parvint à Asher, il en fut si bouleversé qu'il se retrouva incapable de prononcer le moindre mot. Il se réfugia dans la salle de bain, engloutit une bouteille de whisky et entreprit de se tailler les veines. Un malaise le prit et il ne s'en réveilla que quelques minutes plus tard.

La tête lui tournait, l'alcool lui brûlait la gorge, la douleur l'assaillait, mais il eut l'impression d'avoir les idées plus claires que jamais. Difficilement, il se saisit de son téléphone portable et composa ce numéro qu'il avait toujours en mémoire, mais qu'il n'avait jamais rappelé depuis tout ce temps :

"Allô ?

-M... Maman... ?

-A...Asher ? Asher, c'est toi ?

-M...Maman... J... Jeremiah est mort..."

L'entendre demander qui était Jeremiah lui serra le coeur. Asher renifla, posant ses yeux sur ses poignets ensanglantés, avant de souffler d'un ton perdu, désespéré :

"Maman... Y a du sang partout. Je vais mourir. J'ai... J'ai peur de mourir... Aide-moi, Maman..."

Il avait juste eu le temps de lui donner son adresse avant de sombrer à nouveau dans l'inconscience. Elle avait prévenu les secours et ceux-ci étaient arrivés sur le fil, récupérant un Asher aux portes de la mort.

Quand il s'était réveillé à l'hôpital, sa mère était là. Son beau-père aussi. Ils n'eurent pas besoin de mots pour communiquer. L'amour était toujours présent, malgré la distance, l'absence, les erreurs, les regrets.

Asher fut soigné et pris en charge par le service psychiatrique de l'établissement, entrant en cure de désintoxication. Son addiction à l'alcool était pathologique et il était nécessaire qu'il se fasse soigner. Il devait aussi apprendre à faire la paix avec lui-même, avec les autres, à laisser derrière lui un passé idéalisé...

Asher n'était pas totalement guéri lorsqu'on accepta sa sortie de l'hôpital. Mais il était sobre, ne semblait pas décidé à tenter à nouveau de se suicider et sa famille était là pour le soutenir. Retour à Marple Spring pour Asher.

Sa mère lui dégota une place de serveur chez Lugi's Pizza, dont elle était une habituée. Les relations d'Asher avec son beau-père se firent moins tendues, plus ouvertes. Mais il n'en avait pas fini avec ses démons...

Conscient d'avoir gâché sa vie, le reflet renvoyé par le miroir ne lui convenait guère. Il refusait ses quarante et un ans, refusait l'idée qu'il n'avait rien accompli pendant toutes ces années et refusait surtout d'être "vieux". Un "vieux" qui habitait toujours chez ses parents... Cette honte...

Même s'il ne recommença pas à boire, il retourna à certains de ses vieux travers, jouant au con, imitant l'adolescent qu'il avait pu être, s'opposant fermement à l'idée d'être un adulte "mûr" et "responsable". Il était encore jeune... Il avait tout le temps devant lui pour devenir un "vieux croûton"... Que ça plaise à ses parents ou non !