C’est dans les vapeurs lourdes des cigares cubains que Soledad vit le jour un matin de septembre, à mi-chemin entre le soleil qui arrosait les feuilles et les étoiles qui veillaient sur les viejos qui sirotaient du rhum. Son père, José, avait fait une petite fortune dans l’industrie du tabac, et en s’alliant très tôt avec des cartels qu’il fournissait en douce. C’était un homme franc et dur, à l’ancienne qu’il disait. Sa mère, en revanche, était une femme douce. Dolorès Herrera, la Guapa comme on l’appelait. « Tu as la gueule de ton père, niña, mais tu as les yeux de la Guapa... Et su bemba. » lui lançait-on dans les ruelles de son quartier. Si le couple montrait rarement son amour en publique, ils s’aimaient passionnément : Soledad était la troisième enfant qu’ils eurent. Et c’était pour eux une période dorée ; ils nageaient dans le bonheur, une certaine opulence, et ne manquait de rien.
Son enfance se passa sans trop d’encombre. Ses souvenirs de jeunesse ? Les couleurs ocres et chatoyantes de la Havane qui perdait de leur vivacité années après années, les rues pavées et décrépies, les jeux dehors jusqu’au milieu de la nuit. Dehors, l’air vibrait de cet étrange air vintage des cartes postales, avec ces couleurs pastels et saturées, ces vieilles voitures qui s’alignaient dans les rues, les restes du communisme qui s’estompait pour laisser vivre les jeunes et leurs envies de liberté. Soledad n’était pas une enfant à problème. Elle n’était pas sage non plus, plutôt aventurière et frivole. Son insouciance débordante la poussait à s’aventurer partout dans la ville avec ses amis des calles, pour admirer les danseuses de salsa, s’y essayer un peu aussi, et s’enivrer des airs au cuivre. Elle développa un don pour le dessin et la danse très tôt, encouragé par sa mère, mais réprimer par son père qui la destinait déjà à servir les plans de la famille. « Tu seras médecin, Niña. Lâche ces crayons et étudies. »
En cela, José Herrera était un paradoxe. Pur enfant de La Havanne, c’était un cancre qui avait profité de l’exploitation familial et d’un talent mercantile pour se façonner un nom dans le milieu et redorer son blason. Il avait rencontré Dolorès très jeune, et en était tombé immédiatement fou amoureux. Après avoir conquis son cœur à force de mille efforts, il l’épousa et ils emménagèrent à la capitale, laissant la gestion des champs à son frère. Quand il devint père, l’éducation de ses enfants devint une priorité. Soledad ne comprit pourquoi qu’une fois jeune adulte, bien plus tard.
C’est parfois dur d’être la seule fille dans une fratrie de trois garçons. Et c’est à la mort du premier que Soledad devint brusquement une jeune femme, et se prit la réalité de sa situation comme une claque : elle avait douze ans. Juan en avait vingt et un, couvert de tatouage, et avait suivi les pas de son père... Jusqu’à prendre le mauvais carrefour. Il s’était enrôlé dans un des cartels avec qui marchandait son viejo, avait fait quelques sales boulots pour eux. La jeune femme réalisa brusquement et avec froideur dans quoi était embarqué sa famille, et cessa brusquement d’être une enfant en l’espace d’une semaine. Elle s’en souviendra toute sa vie : elle poussa la porte en bois, posa une pied sur le vieux carrelage en porcelaine de la cuisine. Sur la vieille table usée, Dolorès était avachie, en larme, et criait : Mi hijo, mi hijo ! Camilo l’attrapa par le bras : son frère avait beau avoir dix-sept ans, il était plutôt petit pour son âge, et il eut du mal à attirer sa sœur vers le grenier, là où ils se cachaient parfois étant petits. Là seulement, il lui murmura avec des yeux rouges : Juan... S’est fait descendre. Los Mulos, ils l’ont buté. Comme ça, pour rien. Pour quelques grammes. La jeune trigueña ne comprit pas tout de suite. Elle ne connaissait pas vraiment Juan, juste quelques vagues souvenirs de leur jeunesse, mais la différence d’âge faisait de lui plus un étranger qu’un frère. De toute sa famille, seule elle et ses deux petits frères ne versèrent pas de larmes.
Camilo ne tarda pas à plonger, lui aussi. Enrôlé dans un cartel, il disparut quelques années plus tard vers les Etats-Unis, où, après une lettre de temps en temps, il n’envoya bientôt plus rien. Même en arrivant aux USA, elle ne pu jamais vraiment apprendre ce qu’il était advenu de lui, seulement que pendant un temps, il vendait des doses aux junkies de Brooklyn.
Et puis, ce fut son tour. A seize ans, après des années à voir José devenir de plus en plus dur, un parrain sombre à la solde des cartels, et sa mère rongée par le chagrin, elle tomba à son tour dans les mains des traficantes. Et bien qu’elle ne su jamais vraiment comment ça s’était passé pour ses frères... Les premières années, elle apprécia plutôt bien l’expérience. La musique, la fête, l’alcool. Tout ce dont une jeune femme en manque de sensation forte pouvait rêver. Elle pouvait enfin goûter à la vie sauvage qu’avait eut ses frères : elle se fit tatouée pour la première fois, des étoiles dans la nuque, et apprit le métier avec le vieux tatoueur du cartel. Mais c’est comme escort et danseuse qu’elle se faisait son argent auprès des petites frappes du cartel. Parfois on la voyait sortir avec un cigare entre les dents, un homme au bras. Elle se mit à fréquenter les femmes également, et découvrit sa bisexualité en tombant amoureuse d’une autre des favorites du gang, la fascinante Teresa. Ca ne dura pas, mais elles restèrent bonnes amies. En quelques années, elle s’était faite remarquée par le bras droit du cartel, el canino, une petite frappe qui jouait les durs, mais qui la traitait plutôt bien. Elle vendait parfois, mais le gang ne lui prêtait pas beaucoup de responsabilité – c’pas une histoire de mujer, Niña. Maintenant danse, si tu veux pas finir comme ton frère.
Au final, elle s’amusait bien. C’était un peu une pirate, Soledad, avec ses grands yeux clairs et sa peau de soleil. Ses liens avec ses parents se coupèrent un à un... Il ne lui restait que son frère. Su Hermano. Le plus jeune, et pourtant elle avait s’était toujours sentie très proche de lui. C’est quand elle le vit tomber dans le gang qu’elle prit peur. Soudain, tout ce qu’elle aimait lui apparut comme vicié : la drogue, les prostituées, l’argent sale... Les danses. Elle se surprit à réaliser que toutes ces années, elle n’avait fait que sombrer lentement dans les rivages qui avaient emporté ses frères. Et elle commença à se rebeller, à l’ouvrir. El Canino n’aimait pas ça : il commença à être de plus en plus violent, sauf qu’elle, contrairement aux autres, rendaient les coups.
C’était un matin d’hiver qu’elle sortit enfin la tête de l’eau, qu’elle prit une grande respiration. Une lettre de sa mère lui parvint, et lui annonça brusquement que LE José Herrera était mort. Son père. Foudroyé d’une crise cardiaque à 63 ans. Fuck it.
Elle n’avait pas à gâcher sa jeunesse comme ça. A se foutre en l’air. A passer son temps à agiter ses fesses sous les yeux lubriques et suant de vieux cubains pour quelques pièces, alors qu’elle pouvait partir, fuir, réclamer elle aussi son rêve américain. Elle alla à l’enterrement de son père, retrouva sa mère et prit ses mains contre sa bouche. Le lendemain, elle fonçait au volant de la mustang de son père. Direction : Les USA. N’importe où, tant qu’elle y trouve sa place. Son seul regret était de laisser son Hermano derrière elle, mais elle n’avait pas pu le convaincre.
Pendant deux ans, elle bourlingua de ville en ville, de gratte-ciel en gratte-ciel, tatouant à droite et à gauche, économisant tous les centimes qu’elle pouvait pour réaliser son rêve : ouvrir son salon. Au fur et à mesure, de projet en projet, elle finit par se former, se forger un style bien à elle : coloré et vintage. Elle ne su pas pourquoi sa mustang l’emmena vers Marple Spring – une intuition peut-être ? Et l’annonce qui indiquait qu’un salon était disponible, aussi... Une chose était sûr : elle y poserai ses valises, des espoirs pleins la tête, espérant bien pouvoir réaliser son rêve... Devenir tatoueuse, renouer avec sa famille, se construire une vie... Tout en n’oubliant pas la pirate qu’elle compter bien rester.