Accoudée au comptoir du Mambo’s Bar, Ruby attend avec une impatience non dissimulée que le barman daigne poser les yeux sur elle. Elle ne lui en veut pas, l’endroit est bondé de monde. Mais s’il pouvait penser à privilégier ses habitués, ça l’arrangerait bien. En attendant, la jeune femme jette un coup d’œil aux alentours. Elle cherche des amis qu’elle pourrait croiser, ou bien des conquêtes qu’elle pourrait se dégoter. Elle a parfois besoin de solitude, et parfois pas. Ce soir, elle n’a pas envie de rester seule. C’est même pour cette raison qu’elle s’est bougée à sortir. Elle n’a pas fait beaucoup d’efforts non plus. Elle a enfilé un simple jean taille basse, et un haut noir qui découvre légèrement son ventre à chaque fois qu’elle a le malheur de faire un geste. Mais elle trouvera bien quelqu’un, elle trouve toujours quelqu’un. Le seul truc, c’est qu’ils ne restent jamais longtemps. Alors que son regard scrute les lieux, il tombe sur une jeune femme qui vient d’entrer dans le bar, une jeune femme qu’elle reconnaît instantanément. – Putain de merde. lâche-t-elle pour elle-même, surprise de la voir ici, mais amusée aussi. C’est à Détroit qu’elle a fait sa connaissance. Elle n’imaginait pas la retrouver dans ce petit bled paumé. Un sourire en coin apparaît sur ses lèvres avant qu’elle n’entende enfin le barman l’appeler. – Un scotch et… Une piña colada. C’est typiquement le genre de cocktail qui plaît aux filles, ça, non ? Elle n’en sait rien, il faut dire qu’elle n’a pas l’habitude de draguer les filles. Elle est purement hétérosexuelle, Ruby. Mais cela ne l’empêche pas d’accepter de s’amuser un peu avec les occasions que la vie lui offre. Et c’est ce qu’elle a fait, un beau soir, avec deux autres personnes tout à fait décidées à s’amuser elles aussi. La première est un jeune homme très attirant, et la deuxième… C’est elle. Cette fille qui vient d’entrer dans le bar. Holly. Sublime, il faut bien le reconnaître. Elles se sont très bien entendues cette nuit-là. Et pas seulement au lit, il semble utile de le préciser. C’est donc sans une quelconque hésitation que Ruby décide d’aller à sa rencontre. Le barman devant elle, elle paie sa commande et attrape les deux verres avant d’approcher d’Holly qui vient tout juste de trouver une place au comptoir. L’écrivaine ne réfléchit pas vraiment à la façon dont elle va réagir, ni même si elle attend quelqu’un. Elle est juste une personne qu’elle apprécie, alors passer devant elle sans la saluer ne lui traverse même pas l’esprit un seul instant. Arrivant à sa hauteur, elle affiche avec un joli sourire sur les lèvres. – Madame est servie. dit-elle en posant le cocktail sur la table face à Holly. – Ça fait un bail. Je ne pensais pas te revoir un jour ! lance-t-elle en s’installant sans plus de cérémonie auprès d’elle. En fin de compte, elle ne retrouve ni un ami, ni une conquête ce soir. Ou peut-être que c’est un peu des deux. En tous les cas, elle est plutôt contente de revoir la belle Holly.

Un sourire en coin apparaît sur le visage de l’écrivaine quand elle entend la belle Holly prononcer son prénom avec autant de surprise qu’elle en a eu en la revoyant. Il faut dire que leur petite soirée remonte à pas mal de temps maintenant. Puis, surtout, elles se sont rencontrées à Détroit pour finir par se retrouver dans ce petit coin perdu qui n’a rien à voir. Comme quoi, le hasard fait sacrément bien les choses. – Contente que tu n’aies pas oublié mon prénom. dit-elle d’une voix malicieuse, avec l’un de ses sourires enfantins dont elle a le secret. S’installant aux côtés de la magnifique brune, elle ne tarde pas à lui avouer sa surprise de la retrouver, surprise réciproque. Tout comme elle, Holly ne s’attendait pas à la revoir. A la suite de leur nuit un peu folle, elles n’ont jamais repris contact. Elle garde rarement contact avec ses aventures d’un soir, Ruby. Qu’elles soient traditionnelles ou… Plus insolites, comme celle-ci. Et même si elle a ressenti que la belle n’était pas insensible à son charme non plus, elle ne l’a pas fait non plus. Puis, les choses étaient assez claires dès le départ dans leur petit trio. Ils voulaient uniquement du bon temps, chose qu’ils ont obtenue. Et Holly était devenue un joli souvenir parmi d’autres… Jusqu’à ce soir. Si elle est ravie de la retrouver, elle perçoit malgré tout une légère gêne sur son visage. Ce n’est pas évident pour tout le monde de se retrouver face à une conquête d’un soir, Ruby en a conscience même si elle est beaucoup plus libérée à ce sujet. Elle ne souhaite toutefois pas l’embarrasser davantage en relevant quoi que ce soit. A la place, elle se contente de l’observer sans dire un mot, un petit sourire amusé sur les lèvres. Portant son verre à ses lèvres, elle boit quelques gorgées de son scotch avant de reporter son attention sur elle pour lui répondre. – J’habite ici ! Détroit, c’était juste parce que c’est bien plus facile de s’y amuser… Tu en es la preuve. dit-elle avec naturel, simplement parce que c’est vrai, son regard plongé dans le sien. – Mais c’est plutôt à moi de te demander ce que tu fais ici ? Ce n’est pas la destination rêvée pour des vacances. ajoute-t-elle avec évidence, parce que, clairement, cette ville est bien trop tranquille pour cela. Et elle est si petite, aussi, qu’elle se doute qu’elle n’est pas là depuis bien longtemps. Sinon, elle l’aurait sans doute croisée bien avant dans le coin. Mais quelque chose lui dit que la jeune femme n’est pas à Marple Spring pour s’amuser. Elle la contemple toujours avec attention comme pour vérifier son intuition. Et elle remarque sans mal que, contrairement à celui de leur rencontre, elle semble clean ce soir. Et beaucoup plus sage, par la même occasion. – Tu as l’air changée.

Elle n’aurait pas pu oublier son nom. Ruby lance un petit regard amusé, voir surpris, à son interlocutrice à ses paroles. Elle ne sait pas exactement s’il s’agit d’un compliment, ou non, mais elle décide de le prendre comme tel. Attrapant son verre, elle entend alors Holly lui apprendre qu’elle vit à Marple Springs. Et depuis plusieurs mois, visiblement. Elle est quelque peu surprise, elle doit bien l’admettre. Ce n’est clairement pas une ville qu’elle aurait choisie si elle n’y était pas née. Aujourd’hui encore, elle se demande parfois pourquoi elle reste dans le coin. Plus d’une fois, elle a songé à retourner à New-York mais quelque chose la retient irrémédiablement ici. Le souvenir de son père, sans doute. L’écrivaine fait tournoyer le liquide ambré dans son verre quelques secondes durant, avant que son regard ne se repose sur la jolie brune. Inévitable, hein. – Intéressant, ton choix de mot. Tu aurais peut-être voulu l’éviter ? demande-t-elle d’une voix intriguée plus qu’offusquée avant de boire quelques gorgées de son whisky. Elle ne se vexe pas facilement, Ruby. Ce serait contradictoire pour une femme qui n’a jamais eu la langue dans sa poche. Mais elle est curieuse de savoir ce qui se passe dans l’esprit d’Holly. Probablement une déformation professionnelle, mais elle a toujours été attentive aux mots employés par les autres. Et celui employé par son interlocutrice a su capter son intérêt. Peut-être ne voulait-elle plus avoir à faire à elle. Mais elle n’a pas l’impression, une fois n’est pas coutume, que c’est elle le problème. Le feeling est merveilleusement bien passé entre elles. Et elle doit même dire qu’il est rarement aussi bien passé avec une femme pour elle. D’ordinaire, les filles, ce n’est pas du tout son truc. Autant en amies qu’en maîtresses. Mais il semblerait qu’Holly soit une exception. Sa petite exception. Néanmoins, parce qu’elle l’observe depuis plusieurs secondes, elle remarque tout de même que la jeune femme n’est plus tout à fait celle qu’elle a connue. Elle a l’air plus calme, plus… Sage. Loin de la fille délurée prête à toutes les folies. Sans attendre, elle lui fait part de ses pensées. Elle ne devrait peut-être pas, car elle perçoit sans mal la gêne dans les yeux intimidés de la belle. Mais elle n’a jamais su garder ses pensées pour elle, Ruby. – Oui. Mais c’est volontaire, je me trompe ? Elle se doute qu’elle va l’embarrasser un peu plus encore, elle en a comme l’intuition. Alors, elle ajoute. – Je ne veux pas te mettre mal à l’aise, hein. Ce n’était pas un jugement, juste… Un constat.

Le regard posé sur Holly, elle attend patiemment sa réponse qui tarde légèrement à venir. Elle paraît hésitante, comme ne pas savoir elle-même ce qu’elle aurait préféré : la revoir, ou non. Et, finalement, elle conclue par une phrase intrigante au possible. Mais elle a déjà sa petite idée sur la question, Ruby. Sous ses airs impulsifs et irréfléchis, elle cogite pas mal, mine de rien. Observatrice, elle laisse son instinct se faire ses propres hypothèses. Peut-être qu’Holly n’avait pas envie de revoir une personne de son passé, peut-être qu’elle a effectivement changé. Et peut-être qu’elle, elle et tout ce qu’elle a pu expérimenter d’autres, ce ne sont que des tâches sombres qu’elle voudrait effacer dans le joli carnet où s’écrivent les lignes de sa vie. Ou peut-être qu’elle a un peu trop fumé avant de venir, et que son esprit imaginatif reprend le dessus. Mais l’écrivaine n’hésite pas pour autant avant de faire part de ses suppositions à son ancienne amante. Elle a changé, indéniablement. Elle n’a aucun mal à constater qu’elle est sobre de toute drogue ce soir. Elle n’a même pas encore touché au verre qu’elle lui a offert. Non, c’est certain, elle a changé. Mais la question est de savoir pourquoi. Elle l’intrigue, irrémédiablement, elle attire sa curiosité. Parce qu’elle l’a beaucoup appréciée cette nuit-là, et qu’elle l’apprécie encore ce soir. C’est peut-être aussi ce qui la pousse à la rassurer alors que, d’ordinaire, elle se fiche bien d’heurter la sensibilité des autres. Elle est sincère, cash. Elle n’a jamais pris la peine de réfléchir avant de parler. Mais la belle la rassure assez rapidement. Elle lui sourit même, le genre de sourire qui ferait fondre n’importe quel cœur. Alors elle la croit, et redouble d’attention pour la suite de ses propos. Des propos qui l’étonnent presque, à vrai dire. La Holly qu’elle a connue était fêtarde, délurée et très ouverte, c’est un fait. Mais elle ne semblait pas aller si mal que ça. Ou alors elle n’a rien su voir. Comment pourrait-elle voir que quelqu’un va mal alors qu’elle est elle-même plongée dans les ténèbres depuis trop longtemps ? Impossible. – Ah oui. Donc j’imagine que tu ne t’attendais pas à revoir un fantôme de ton passé. Elle lui adresse un petit regard innocent, presque craquant, avant de reprendre la parole. – Mais ne t’en fais pas, je suis un gentil fantôme. Elle retrouve le silence et prend le temps de boire une nouvelle gorgée de whisky. – Et alors, tu y arrives ? demande-t-elle subitement, curieuse de connaître sa réponse. Peut-être que certains ont le droit à une seconde chance. Une seconde vie. Elle, elle n’a jamais su faire autre chose que continuer la sienne.  

Un sourire léger, rare sur le visage de l’écrivaine, apparaît aux paroles de la belle Holly, un sourire sincère. En règle générale, elle ne renvoie pas forcément l’image de quelqu’un de bien, Ruby. Elle n’est pas méchante pourtant, elle peut même s’avérer beaucoup plus douce et compréhensive que la plupart des gens. Mais son style de vie entache souvent le regard des autres sur elle avant même qu’ils ne la connaissent. Elle ne les blâme pas. Elle est une trentenaire qui ne fiche pas grand-chose de ses journées, aux tendances alcooliques et autodestructrices, et qui accumule les aventures d’un soir. Mais elle est contente d’entendre son interlocutrice la rassurer, surtout parce qu’elle sent qu’elle est sincère. Et ça lui change, quelqu’un qui n’a pas une image trop détériorée d’elle. Son verre de whisky à la main, elle boit quelques gorgées avant de poursuivre la conversation qui devient de plus en plus intéressante. Elle ignore ce qui s’est passé dans la vie d’Holly mais il y a quelque chose, c’est certain. Quelque chose qui l’a poussée subitement à changer de vie. C’est peut-être positif, peut-être au contraire négatif. Mais le résultat est bien là. Elle paraît moins insouciante, plus posée, mais surtout plus épanouie. En accord avec elle-même. Et, quelque part, elle l’envie, Ruby. Elle voudrait bien, elle aussi, avoir un jour cet électrochoc. Cette chose qui lui donnerait envie d’arrêter ses conneries et se reprendre enfin. Mais il n’y a rien, rien qui soit assez fort pour lui redonner goût à la vie.

La réponse de la jeune femme suite à sa question tarde néanmoins à venir. Elle ne semble pas sûre d’elle, comme si elle redoutait elle-même cette réponse. Mais elle finit tout de même par lui apprendre que c’est en bonne voie. Si c’est ce dont elle a besoin, c’est tant mieux pour elle. – J’imagine que c’est une bonne chose alors. Mais l’ancienne Holly n’était pas si mal non plus, tu sais. dit-elle avec sincérité. Parce qu’elle veut bien comprendre que ce changement était nécessaire pour elle, mais elle ne lui paraissait pas être mauvaise non plus. Peut-être un peu perdue, peut-être qu’elle se cherchait. Elle ne sait pas, Ruby, elle la connaît finalement si peu. Elle attrape machinalement un paquet de cigarettes dans sa veste en cuir pour en sortir une. Elle l’allume sans tenir compte du fait qu’elle se trouve dans un lieu public. C’est devenu un geste habituel, instinctif chez elle depuis le temps qu’elle fume. Mais elle a tout juste le temps de tirer une taffe que le barman lui pique la cigarette et l’éteint sans un mot, un air réprobateur dans le regard. – Hé ! – Tu connais la règle Ruby. Evidemment. Elle passe tellement de temps ici qu’elle connaît chacun des employés personnellement. Et c’est réciproque, naturellement. Mais ça ne l’empêche pas d’afficher une moue boudeuse. Elle se tourne alors vers son ancienne amante. – Tu attends quelqu’un ? Parce qu’on peut peut-être bouger de cet endroit POURRI. termine-t-elle d’une voix assez forte, juste pour que le barman l’entende. Il affiche un sourire sans lui répondre. Il la connaît bien, lui. Il sait qu’il vaut mieux la prendre au second degré. Mais, terminant son verre, elle repose les yeux vers la magnifique brune, attendant de voir si elle accepte, ou non, son offre. – Je ne te sauterais pas dessus, c’est promis. précise-t-elle avec malice.

Elle n’est pas comme elle en a l’air, Ruby. Elle paraît décomplexée, libérée simplement. Loin des conventions, plus libre et insouciante que la plupart des gens. Mais elle est loin de trouver son bonheur dans les bars, les boîtes ou les lits des inconnus qu’elle quitte dès le petit matin. C’est, comme, une façon de passer le temps pour elle. Elle paraît maîtriser la situation, se laisser sombrer juste assez pour dégager ce petit charme d’artiste écorché vif, mais pas trop pour éviter de couler totalement. Elle est dans cet entre-deux, constamment, elle nage entre deux flots en sachant qu’un jour, elle n’aura plus la force de résister à l’envie totale de se laisser couler tout au fond. Mais c’est difficile de voir la détresse de ceux qui sourient. Ce sont eux, pourtant, les plus malheureux. C’est pour cette raison qu’elle devine si aisément qu’Holly, en réalité, n’était pas aussi heureuse qu’elle en avait l’air durant toutes ces soirées qu’elles ont pu partager. C’est pour cette raison, aussi, qu’elle lui répond avec philosophie. – On ne connaît jamais entièrement les autres. C’est un bien triste constat au fond. L’idée de se dire qu’on peut fréquenter des personnes tous les jours, sans savoir l’essentiel sur eux. Elle préfère terminer son verre sur cette pensée plutôt qu’y réfléchir davantage. Elle est bien tentée aussi de s’en griller une, mais elle est vite arrêtée par le barman. La jeune femme ne réfléchit pas plus pour inviter son amante d’un soir à la suivre à l’extérieur. Elle ne sait pas si elle en a envie, parce qu’elle paraissait tout de même gênée de la revoir même si elle a su la dérider. Elle a cette tendance, Ruby, celle de mettre les gens extrêmement à l’aise ou bien, au contraire, de les mettre dans l’embarras le plus total. Avec Holly, c’est par chance la première option qui prend le dessus. – Impossible, il perdrait sa cliente préférée. rétorque-t-elle comme une évidence. Elle aurait pu tout aussi bien dire la plus importante, étant donné le chiffre d’affaire qu’elle lui fait. Aux paroles suivantes de la belle, elle la contemple avec un certain amusement mais lui répond avec sérieux. – Bien sûr. La plus belle femme que j’ai pu avoir. Même si, je te l’accorde, tu as peu de rivales. Car ce n’est pas vers les femmes que va sa préférence. Elle sait simplement profiter d’une belle occasion. Mais sans perdre plus de temps, les deux amies quittent le bar pour se retrouver sous l’air rafraîchissant de la nuit. C’est agréable, reposant après l’ambiance du bar. Sa clope à peine allumée, la belle écrivaine ferme les yeux pour savourer les effets de la nicotine qui se diffuse en elle. – Alors tu veux faire quelque chose de particulier ? T’as déjà visité la ville ? Quoiqu’on en fait vite le tour.

Il y a quelque chose, en Holly, qui donne envie de la connaître. Elle paraît être tout à fait le genre de fille vénérée au lycée, celles que tout le monde adore parce qu’elles sont non seulement belles et populaires mais aussi gentilles avec n’importe qui. Tout ce qu’elle n’est et ne sera jamais, Ruby. Autant qu’elle n’a jamais été attirée par ce cercle-là. Et pourtant, il y a un truc en plus chez elle, un truc qui la rend plus captivante, bien plus intéressante que ces filles parfaites. Elle n’est pas parfaite, elle est magnifiquement imparfaite. Et si elle était trop saoule pour s’en rendre compte à leur rencontre, Ruby arrive peu à peu à en prendre conscience alors qu’elles errent ensemble dans les rues de la ville encore sans destination précise. C’est peut-être pour cette raison qu’elle n’a pas envie de la laisser sortir une nouvelle fois de sa vie, pas alors qu’elle vient tout juste de la retrouver. Une partie d’elle a envie de creuser davantage, découvrir le mystère qui se cache derrière ses jolis sourires. C’est donc naturellement qu’elle accepte la proposition d’Holly, celle de venir boire un verre chez elle. Le meilleur moyen de connaître quelqu’un, c’est de connaître son univers. Il suffit de mettre un pied chez Ruby pour savoir combien elle aime la littérature, les vieux vinyles et tout ce qui est passé de mode plutôt que la nouveauté, ou même son penchant un peu trop prononcé pour la bouteille. Elle veut connaître ce que renferme la demeure de la belle brune, pour pouvoir la connaître, elle, davantage. – Avec plaisir. On sera plus tranquille pour faire vraiment connaissance. Ses mots peuvent paraître dangereusement ambigus, d’autant plus quand c’est elle qui les prononce. Mais elle est pourtant sincère, Ruby. Parce qu’elles ont passé des instants torrides ensemble, c’est un fait, mais tout le reste demeure bien incertain. Tout ce qu’elle sait, c’est qu’il y a un feeling entre elles, une complicité amicale qu’elle n’a pas souvent. Avec les filles, jamais. Tout en suivant son amie sans se faire prier, sa cigarette toujours entre les lèvres, elle tire une taffe avant de laisser échapper la fumée pour prendre à nouveau la parole. – Alors, dis-moi, qu’est-ce que j’ai manqué d’intéressant ? Un travail, un amour, un séjour en prison, peut-être ? Elle parle trop, beaucoup trop. Mais elle a envie d’en savoir plus sur la belle Holly.

Elle n’est pas du genre à laisser une bonne impression aux gens, Ruby. Au mieux, elle est la fille frivole dont les hommes apprécient la compagnie lorsqu’ils ont envie d’un break dans leurs vies compliquées, leurs couples tumultueux, ou leurs métiers ennuyeux. Elle est cette jolie parenthèse que l’on s’accorde une fois dans son existence, elle est cette fille que l’on se tape avant de rencontrer la femme de sa vie. Ce n’est pas forcément valorisant mais ce n’est pas ce qu’elle veut, c’est juste la seule chose qu’elle a. La seule chose qu’elle est prête à avoir, peut-être. Parce que c’est sûrement sa faute, c’est toujours sa faute. Mais elle est contente, heureuse même, que la belle Holly partage son envie de la connaître un peu mieux. Il est rare en plus qu’une femme veuille ne serait-ce que l’approcher. Mais elle ne semble pas effrayée du tout, Holly. Au contraire, elle est adorable avec elle. Ce n’est que lorsqu’elle enchaîne les hypothèses sur la vie qu’elle a menée qu’elle voit la jeune femme perdre subitement cette lueur dans son regard. Même son sourire radieux disparaît, au profit d’un autre qui paraît beaucoup moins vrai. Un sourire qui ressemble davantage à ceux de Ruby. Ruby qui ne dit pas un mot même si, à l’intérieur d’elle, ses pensées s’affolent à la recherche d’une explication à ce changement d’attitude soudain. Elle a touché une corde sensible, elle le sait. Mais laquelle ? Est-ce qu’Holly a eu des ennuis ? Est-ce qu’elle s’est retrouvée sous la coupe d’un homme qui l’a emprisonnée ? Est-ce qu’elle s’est vraiment fait emprisonner quelque part ? Les idées fusent, mais elle n’a pas le temps d’y réfléchir davantage parce qu’elles sont arrivées. L’écrivaine se débarrasse de sa cigarette avant de suivre son amie à l’intérieur. Elle retire sa veste et la pose négligemment sur le premier meuble qu’elle trouve, puis se rapproche à nouveau de son hôte. – Un whisky, s’te-plaît. demande-t-elle en s’asseyant sur le canapé. Elle retire naturellement ses talons pour se mettre en tailleur. Elle n’a jamais fait de manière, elle ne va pas commencer aujourd’hui. – Rien de bien captivant tu sais. Ma vie n’est pas très intéressante. Et c’est vrai. Elle se perd dans les méandres de l’alcool, la drogue parfois, et le sexe. Elle mène une vie dissolue, elle ne s’en cache pas, mais elle ne l’étale pas non plus car elle sait qu’il n’y a rien de glorieux là-dedans. Sa vie n’a, juste, aucun sens. – J’attends toujours la réponse à ma question tu sais. dit-elle avec une étonnante douceur, malgré le la façon directe dont elle remet le sujet sur le tapis. Holly a réussi à l’intriguer, pire, à l’inquiéter.