♛ I want a whisky please..

Vendredi soir. La soirée de prédilection pour tous les étudiants en quête d’amusement et d’insouciance. C’est vendredi soir, le soir préféré de beaucoup de gens, mais un soir tout à fait banal pour Alessandra. Même, trop banal. La musique qui résonne dans la pièce, la foule de monde qui s’agglutine autour du comptoir, ou même les tentatives de drague des plus audacieux, rien ne l’atteint vraiment. Elle n’est pas comme ça, d’ordinaire. Elle aime l’ambiance festive du bar, elle aime se sentir aussi entourée. Elle aime tous ces bruits, toute cette effervescence dans laquelle elle est plongée chaque soir. Mais c’est différent en ce moment. C’est différent depuis deux mois, depuis cette attaque lors de la fête nationale. Elle ne connaît pas le connard qui a tué ce jeune homme mais elle le connaissait, lui. Oh, ce n’était pas un ami proche, juste une vague connaissance. Mais cela a suffi à éveiller cette angoisse en elle, celle qui est tapie au fond d’elle depuis le soir où elle a eu cet accident de voiture, le soir où elle a tué cette femme. La mort lui fait peur, à Alessandra. Elle n’est plus qu’une gamine apeurée devant elle. Cette nuit, le quatre juillet dernier, elle s’en est rendu un peu plus compte encore. Elle était totalement flippée, paralysée même. Elle tentait de se calmer avec un joint, ou peut-être qu’elle voulait juste cacher sa détresse, montrer combien elle était désinvolte. Mais c’était faux, elle était au plus mal. Et c’est Lui qui l’a sauvé. Cet homme, un peu plus âgé qu’elle, aux airs légèrement moralisateurs venu la mettre en garde. Alekseï. Elle ne lui a pas dit ce soir-là, mais c’est lui qui l’a aidée à contenir ses nerfs. Parler avec lui, faire sa connaissance, cela a pu lui faire penser à autre chose. Puis, aussi, il avait ce côté rassurant, cette assurance qu’il dégageait, qui lui faisait penser que tout rentrerait dans l’ordre. Ce n’est pas tout à fait exact en fin de compte.  Ses nuits sont compliquées, les cauchemars ont recommencé. Les idées noires aussi. Elle pense encore à lui, parfois, de temps en temps. Il revient à son esprit sans qu’elle ne sache trop comment, peut-être simplement parce qu’il est le seul visage qui arrive à l’apaiser quand ses angoisses remontent. Mais elle n’imagine pas le revoir pour autant, elle n’imagine pas une seconde qu’il se trouve en ce moment même à quelques mètres d’elle seulement.

En cette soirée chargée, la serveuse est loin de penser à lui. Elle court un peu partout, entre la salle et le bar. L’un des barmen étant en retard, ils se retrouvent légèrement débordés. Mais elle connaît son travail par cœur, Alex. Elle parvient rapidement à rattraper le temps perdu en enchaînant les boissons et autres cocktails alcoolisés. Pour la énième fois, elle revient au bar pour s’occuper des commandes. Et c’est là qu’elle Le voit. Lui. Alekseï. Quelque peu surprise, déconcertée surtout, elle ne réagit pas tout de suite. Elle a une image tellement ancrée de lui. Presque celle d’un ange gardien qui était là, cette nuit-là. Mais elle n’aurait jamais pu l’imaginer dans un autre contexte. Comme s’il était en dehors de la réalité pour elle. C’est stupide, elle ne s’en rend compte que maintenant, alors qu’il est assis au comptoir, un verre à whisky déjà vide devant lui. Il est un être humain comme les autres. La jeune femme approche de lui sans plus attendre. Il semble remarquer sa présence parce qu’il prend soudain la parole sans toutefois relever les yeux vers elle. Hum. - Sans glaçon je présume ? demande-t-elle tout naturellement tout en saisissant la bouteille de whisky qu’elle préfère. Elle sert un verre qu’elle laisse glisser le long du comptoir jusqu’au jeune homme. Elle ne fait aucune remarque quant au fait qu’ils se connaissent, elle n’est même pas sure qu’il se souvienne de son visage. Elle préfère attendre de voir sa réaction d’abord. Elle est comme ça, Alessandra. Elle observe toujours les autres avant de prendre un risque, comme si elle avait peur finalement, de ce qu’on pourrait lui faire. Mais elle le contemple avec un intérêt non dissimulé néanmoins. La belle attend qu’il se décide à relever la tête de son téléphone pour croiser enfin son regard. Plus impatiente qu’elle ne le voudrait. Peut-être que quelque chose va enfin réussir à capter son intérêt tout compte fait. Quelque chose, ou bien, quelqu’un. 

♛ I want a whisky please..

C’est troublant de le voir là. Déroutant. Presque, si elle osait, déstabilisant. Mais elle ne se laisse pas déstabiliser facilement, Alessandra. Elle est le contraire d’une personne qui se laisse déstabiliser. En tout cas, elle n’en montre rien. Elle affiche ce masque impénétrable, cet air nonchalant qui donne aux plus ambitieux l’impression qu’ils ne l’atteindront jamais. Même les amants qu’elle peut avoir, pas bien souvent, ils devinent quand il n’est encore que le soir qu’elle ne sera plus là au petit matin. Elle ne laisse rien la toucher parce qu’elle a peur, elle a peur d’être incapable de donner, ou bien de recevoir, cet amour  dont on parle dans tous les livres. Ce n’est pas pour autant qu’elle n’en a pas envie, ce n’est pas pour autant que son âme ne le désire pas. Tout son être l’attend, pourtant, cette flamme qui saura enfin éveiller ce feu ardent en elle. Mais elle n’est que contradictions, Alex. Petite fille, sa mère lui disait toujours, le ton dur, qu’elle ne savait jamais ce qu’elle voulait. C’était son excuse pour décider à sa place, l’enfant qu’elle était en était déjà persuadée. Mais, finalement, c’est peut-être vrai. Elle ne sait pas ce qu’elle veut, jamais. Elle ne saurait même pas dire si elle est contente qu’il soit là, ou non. Elle l’est. Si elle ne l’était pas, elle s’en ficherait. Et si elle s’en fichait, elle ne se poserait pas la question. Elle est contente de le voir. C’est juste un peu difficile à admettre.

Alors elle paraît froide, elle paraît indifférente. Elle n’est pas la personne la plus chaleureuse qui soit, Aless’. Mais elle sait se montrer sociable. Elle joue parfois avec les clients, elle les taquine, ou bien elle les écoute quand ils ont besoin d’une oreille attentive. Mais lui, elle se contente de le regarder. Elle attend qu’il se décide à dire quelque chose, sinon elle ne le fera jamais. Peut-être qu’il lui fait peur. Autant qu’il la rassure. Que de contradictions, on disait. Alessandra. Il prononce son prénom. C’est dingue, c’est déjà troublant pour la jeune femme. Elle n’a pas l’habitude qu’on l’appelle par son prénom complet, d’ordinaire elle évite. Cela lui fait beaucoup trop penser à ses parents, à ceux qui l’ont lâchement abandonnée. Elle reprend les personnes qui le font, elle leur dit de l’appeler Aless’. Parfois, même, elle affirme s’appeler Alex, pour éviter tout rapprochement. Mais elle ne l’a pas fait avec lui. Elle était trop chamboulée, trop bouleversée par ce qui venait de se passer, cette nuit-là. Ce soir encore, elle ne le fait pas. Et elle ne peut pas se mentir cette fois, elle ne peut que voir la vérité en face. Elle ne le reprend pas, parce qu’elle aime la manière dont il prononce son prénom. Elle aime cette voix grave, un brin séductrice, mais posée à la fois. Elle aime presque son prénom, dans sa bouche à lui. Elle ne le salue pas pour autant. Elle se contente de le servir et, quand il confirme qu’il ne veut pas de glaçon dans son whisky, elle opine sans lui répondre davantage. Il rit mais pas elle. Elle n’est pas loquace, encore moins en ce moment. Mais quand il la remercie, elle reprend enfin la parole, de cette voix particulière, douce, mais lointaine, qui est la sienne. – Cadeau de la maison. Et cela, elle ne le fait pas pour n’importe qui. Mais, à défaut d’être capable de lui dire qu’elle est heureuse de le voir, c’est sa manière de le prouver. Un peu maladroite, mais sans doute que le geste le fera plaisir. Comme si elle était censée vouloir lui faire plaisir… Elle ne se comprend pas, Alessandra. Elle ne sait pas pourquoi elle est comme ça, elle sent juste… Ce lien particulier entre eux. C’est sûrement  à cause de cette nuit. Elle s’est sentie protégée avec lui. En sécurité. Il a été là pour elle, sans en avoir l’air, assez léger pour ne pas l’embarrasser, assez rassurant pour la réconforter. Il a été parfait.  

Elle sort de ses pensées en le voyant goûter au whisky. Elle ne lui a pas demandé s’il désirait une marque en particulier, mais il semble apprécier. Il connaît. Il imagine aussi qu’elle est amatrice. Pour la première fois, elle lui accorde un faible sourire. – Le patron a une façon étonnante d’envisager un entretien d’embauche ici. Elle a dû gouter toutes les boissons, une à une. Les apprendre par cœur, pour en connaître chaque arôme, chaque subtilité. Pour elle qui se contentait de mettre un peu de vodka dans son redbull, ça a été un apprentissage plutôt compliqué. Mais elle connaît les boissons sur le bout des doigts, ou bien, de la langue maintenant. Elle est toutefois contente d’avoir misé dans le mille avec Alekseï. Elle devrait s’éloigner pour reprendre son travail, mais elle n’y arrive pas. Elle reste là, si bien qu’il commence à engager la conversation avec elle. Ses mots la touchent, ils font vaciller son cœur un peu malgré elle. Il est heureux de la revoir. Il parle de la fête nationale. Elle sent sa gorge qui se noue. En temps normal, elle affirmerait que tout va bien, qu’elle va bien. C’est ce qu’elle fait, depuis, avec tout le monde. Mais lui, il l’a vue mal. Lui, malgré son tact, il a vu combien elle était apeurée. Lui, il lui fait ce sourire. Le sourire. – Je fais des cauchemars. avoue-t-elle brusquement, comme une enfant. Elle est la première surprise mais elle continue, le regard un peu baissé. – La journée, ça va. Ici aussi, plus y’a de monde mieux c’est, je peux m’occuper… Je suppose que c’est normal. ajoute-t-elle, comme pour amoindrir ses émotions. Le but n’est pas de l’inquiéter. Encore faudrait-il qu’il s’inquiète pour elle. – Et toi, comment vas-tu ?