Leilani vient d’une famille de 4 enfants, il a trois sœurs plus âgées que lui. En réalité, il n’est pas censé naître. À 39 ans, sa mère s’est résignée à ne pas avoir de fils, car même si elle aime ses filles plus que tout, elle a le profond désir d’élever un petit homme. Ceci dit, pas dans cet environnement qu’elle trouve déjà bien trop toxique pour ses filles qui ont déjà respectivement 6, 7 et 9 ans. Son époux a changé depuis quelques années, il s’est mis à boire au décès de son propre père, la bat et se montre extrêmement agressif envers ses filles. Mais il a ses moments de lucidité, de remords intenses et l’amour que lui et sa femme se portent mutuellement est tel qu’elle ne peut trouver la force de le quitter. C’est son premier amour, elle est le sien également, et elle veut croire que ce n’est qu’une mauvaise passe. Souvent elle se dira que si elle avait appris sa grossesse bien plus tôt, elle n’aurait pas gardé l’enfant, mais voilà, elle va faire un déni de grossesse.
C’est ainsi qu’un soir, elle est réveillée par des douleurs insupportables à l’abdomen qui la poussent à aller à l’hôpital avec ses filles. Son mari n’est pas présent à cause de son travail, en tout cas c’est ce qu’elle espère. Aux urgences, on lui fait passer des examens pendant que ses filles, apeurées, terrorisées à l’idée de perdre leur mère et de devoir vivre seules avec leur père tyrannique, attendent en sanglotant.
Quand on apprend à cette femme, encore si belle qu’on pourrait croire que le temps n’a pas d’emprise sur elle, qu’elle est en train d’accoucher, elle remercie le ciel sans hésiter et, quelques heures plus tard, vient au monde Leilani.
Le père a rejoint sa famille dès qu’il a pu et, à l’instant où il prend son premier fils dans ses bras, il promet à sa bien-aimée et à ses filles qu’il va changer, il s’excuse une énième fois. Elles veulent le croire, sans doute poussées par la sérénité du chérubin enlacé par cet homme qui a les larmes aux yeux, de joie et de culpabilité. Quel bébé se sentirait en sécurité dans les bras d’un monstre, après tout ?

Cela a duré. Oui. Quelques temps…

Leilani est aimé d’un amour très profond, et vit ses premières années dans une famille parfaite. Plus de père violent, des sœurs qui grandissent sereinement, n’ayant plus peur de rentrer à la maison le soir après l’école, une maman qui recommencent à se faire belle, et pas uniquement pour les sorties en ville ou pour voir la famille, mettant du fond de teint pour camoufler les ecchymoses. Non, même à la maison, quand Leilani lui en laisse le temps évidemment, elle met de beaux vêtements, qui se recouvrent régulièrement de vomi ou autres fluides.

Pourtant, Leilani grandit et, à l’insu de sa femme et de ses filles, son père commence à être de plus en plus brutal avec ce petit homme. Surréagissant pour la moindre petite bêtise, le moindre petit bruit. Mais Leilani se montre « un homme » et ne dit rien aux femmes de la maison comme le lui répète son père. Il pense que c’est ça grandir en étant un garçon. Il n’a que quatre ans et ne voit pas ses sœurs affronter le courroux de leur père.
Mais de fait, par ce comportement de père agressif, Leilani se rapproche de sa mère, ce qui ne fait qu’accentuer la jalousie du père. Parce que oui, c’est bien la jalousie, le fait de ne plus être le seul homme de la maison qui pousse cet homme, anciennement le plus doux du monde, à détester son fils.

Parce que l’enfant se tait, et que le père a compris la leçon et qu’il ne laisse aucune trace de ses coups sur le petit corps meurtri, ces femmes, justement, mettent du temps à se rendre compte de ce qui se passe. Ce qui leur met la puce à l’oreille ? Lorsque, après des années à subir ce traitement insoutenable, Leilani se met à pleurer quand on lui annonce qu’il va rester quelques heures seul avec son père. Mais Leilani a 9 ans, et c’est pourtant un garçon courageux, qui n’hésite pas à aller tuer les insectes dans les chambres de ses sœurs, c’est un cascadeur qui est tombé plus d’une fois sans verser une larme, c’est un petit guerrier qui n’en peut plus d’affronter son pire ennemi. Sa mère et ses sœurs voient dans ses yeux l’angoisse qu’elles percevaient elles-mêmes dans le miroir, quelques années auparavant. Mais comment faire ? L’angoisse envahit à nouveau les deux plus jeunes filles. Certes elles n’ont jamais subi physiquement les colères d’un père ivre, mais elles se souviennent de bruits de coups et des gémissements contenus par leur mère, elles se souviennent des paroles cruelles qui leur été destinées. La plus grande sœur, elle, se met à hurler sur sa mère, ne se souciant pas du père qui est en train de faire la sieste et, lorsqu’il se lève, retenant parfaitement sa colère qu’il compte bien défouler sur son petit dernier et affichant un sourire inquiet en demandant ce qui se passe. Quand Leilani se cache derrière les jambes de sa mère, et que ses deux plus jeunes sœurs l’attrapent pour le placer derrière elles et faire barrage pour protéger le membre le plus vulnérable de leur fratrie, la mère ordonne à la plus grande de sortir avec ses frères et sœurs pour qu’elle puisse discuter.

Tout ce que les quatre enfants sauront sur ce qui s’est passé dans cette maison c’est que cela s’est terminé par un père obligé de quitter la maison, un divorce et la promesse que s’il fait la moindre vague pendant la procédure et qu’il ose demander une garde partagée, elle portera plainte contre lui. Au final, l’homme sait qu’il a tout perdu de toute façon, mais cette plainte lui ferait également perdre sa réputation.
Alors l’homme joue le jeu. Coupe les ponts et quitte la ville. Un an plus tard on apprendra qu’il a péri dans un accident de la route, comme souvent il a pris le volant ivre et, cette fois, a provoqué un accident qui, heureusement quelque part, ne l’entraine que lui seul de l’autre côté.

La triste nouvelle assombrit la vie de la petite famille mais ne tire aucune larme à Leilani et lui apporte la sécurité qu’il n’avait pas encore retrouvé. Et la vie continue.
Les sœurs quittent tour à tour la maison pour faire des études, Leilani se remet de son traumatisme, lentement mais sûrement. Mais il sent qu’il est différent. Il ne ressent pas comme les autres adolescents cette envie, ce besoin de courir après les filles. Oh, les filles il les trouve jolies. Les garçons aussi, en fait. Il tombe amoureux, oui, d’une jeune fille qui, titillée par ses hormones contrairement à lui, rompra car il ne veut pas coucher avec elle. Il aime passer du temps avec elle, il aime lui tenir la main, la tenir dans ses bras, l’embrasser mais… non, l’envie de plus n’est pas là. Il pense que ça changera avec le temps. Mais ça ne change pas. Il le vit bien, il n’en parle pas et met du temps à mettre un nom sur sa sexualité « déviante » comme le diront certains, mais il le vit bien.

L’homme qu’il devient peu à peu entreprend les études pour devenir aide-soignant. Personne n’est surpris de ce choix, cela convient incroyablement bien au caractère de Leilani, et sa mère et ses sœurs sont fières de lui.
A 20 ans, son diplôme en poche, il décide de partir au Canada, et plus précisément à Montréal. Il trouve d’abord du travail dans une maison de retraite où les personnes âgées ne parlant presque que français pour la plupart l’obligent rapidement à apprendre la langue. Il devient le petit préféré de ses adorables petits vieux qui se moquent gentiment de lui durant son apprentissage. Il y reste un peu plus d’un an puis est embauché dans un hôpital. C’est là qu’il rencontre Margot, une femme d’une trentaine d’années qui devient rapidement son amie. De beaux cheveux bruns, lisses comme des baguettes dira sa mère quand il la lui présentera quelques semaines avant le mariage. Margot est atteinte d’un cancer à l’utérus et subit une hystérectomie peu de temps après leur rencontre. Alors qu’elle commence à sombrer dans la dépression, ne se sentant plus femme, Leilani est son seul rayon de soleil, sa fleur, la flamme de sa vie. Il lui redonne confiance en elle et ils commencent à se fréquenter sérieusement alors même qu’elle connaît son asexualité. Ils tombent lentement amoureux, c’est un amour passionné, sans sexe et cela leur convient, ils sont comblés à leur manière.
Quand ils se marient, cela fait un peu plus d’un an qu’ils sont ensemble, Leilani a 23 ans. Ils achètent une maison, Margot reprend son travail d’éditeur, à domicile.
Le bonheur est le plus complet pendant quatre ans. Et puis… une rechute. Leilani reconnaît rapidement les signes et l’emmène voir son oncologue, le cancer est revenu. Généralisé. Alors que la première fois, elle avait échappé aux traitements lourds par l’ablation de son utérus, cette fois elle est obligée d’y passer. Leilani la soutient autant qu’il le peut mais les rémissions ne sont que des faux espoirs et l’état de Margot finit par se dégrader. Ils finissent par aller passer leurs dernières vacances à Hawaii. Sans autre famille que les Keahi, Margot est enterrée à Honolulu. Mais Leilani ne peut se résoudre à rester là, le chagrin est trop fort. Il rentre à Montréal, vend la maison, démissionne et part pour Marple Spring. Il a besoin de calme, alors il refera sa vie là-bas.
Il trouve un travail dans une clinique, se plonge dans le travail les premiers temps. Après quelques mois de ce train de vie hébétant, il fait un burn-out et est arrêté de longues semaines pour se reposer. Sa mère vient le voir pour l’aider à se remettre et l’obliger à lever le pied surtout.
Un an s’est écoulé depuis cet épisode, sa mère est repartie à Honolulu et Leilani suit encore une psychothérapie, plus pour la rassurer, car il va mieux et a retrouvé une certaine sérénité dans sa vie. Il recommence à sortir, à voir des gens, à s'amuser comme il le faisait auparavant. Margot lui a fait promettre de ne pas se laisser dépérir, de garder sa joie de vivre quand elle ne serait plus là. Aujourd’hui il se souvient de ses promesses et s’interdit de les oublier de nouveau, pour ne pas se donner l’impression d’être comme son père.