À la naissance, il y a eu maman. Après, il n'y a eu que papa.
Joyce savait pourquoi elle n'avait pas de câlins le soir, pourquoi personne ne lui lisait une histoire. Elle savait aussi pourquoi les autres disaient « parents » avec un S à la fin, alors qu'elle, elle disait « papa ». Mais elle ne savait pas pourquoi il était si seul et si silencieux. Quand elle lui posait une question sur maman – une fois qu'elle fut en âge de parler et de comprendre ces choses-là –, il la regardait d'un air triste, sans répondre. Ces soirs-là, Joyce l'entendait pleurer de sa chambre. C'est pour cela qu'elle n'a jamais osé recommencer trop de fois.
Mais elle avait besoin de savoir, de s'accrocher à quelque chose. Elle avait peut-être l'infime et improbable espoir que sa mère habite quelque part ; loin ou non, ça lui allait. Elle niait le fait que sa génitrice ne puisse pas exister. C'était tout simplement impensable, elle se trouvait bien quelque part, non ?
Son père, tout en refusant de répondre à ses questions, l'enfermait plutôt qu'il ne la protégeait. Il ne voulait pas la voir souffrir, mais c'est ce qu'il se passait : il la regardait se consumer à petit feu, sans oser faire quelque chose de nocif. Il se trompait, sur tous les points. Il aurait fallu lui dire, la consoler en voyant sa réaction. Lui en parler, pour qu'elle grandisse avec la vérité en tête au lieu de toutes ces hypothèses et ces rêves qu'elle finirait par croire elle-même.
Abandonnant l'idée d'en savoir plus, Joyce a fini par passer à autre chose. Elle grandissait, élevée par son père, qui sombrait chaque jour un peu plus dans la dépression. Il fumait beaucoup. Joyce avait l'impression de marcher sur un tapis de mégots à la maison. Elle faisait en sorte qu'il aille bien, que sa vie reste propre un minimum. Le soir, elle l'aidait à se coucher, et pendant qu'elle était à l'école, elle s'inquiétait de le voir dans le même fauteuil à son retour le soir. Il restait prostré là toute la journée, sans manger ni boire, ni même aller aux toilettes. Joyce le faisait manger après l'école, mais il était maigre et chétif.
Ce fut ainsi que Joyce devint une petite fille responsable, sans amis mais très sage. Elle réussissait bien à l'école et elle avait de grands projets pour l'avenir. Elle voulait aider les gens malades, les malheureux comme son père. C'était son quotidien, sans cesse la même chose, mais elle s'y faisait. Pour elle, c'était normal de s'occuper de son père ainsi. Elle pensait que dans les autres familles, c'était pareil.
Elle découvrit sa voie à ce moment-là. Elle affirmait avec conviction vouloir devenir médecin. Ou infirmière. Malheureusement, ça ne s'est jamais passé ainsi.
Au collège, tous ses espoirs furent noyés, épongés d'un seul coup. L'un de ses professeurs était horrible avec elle et Joyce perdit confiance durant ces années-là, allant même jusqu'à sombrer plus bas que son père. Tout n'était question que de drogue. Son esprit luttait contre son corps, mais jamais bien longtemps. Le corps voulait sa dose. Le corps réclamait les pilules qui font du bien. Le corps hurlait et tempêtait, alors Joyce le laissait faire.
Son père, en revanche, allait un peu mieux, mais pas assez pour remarquer les poignets meurtris de sa fille. Ses poignets mutilés, laminés. Il sortait faire des courses, puis boire un coup au bar, et rentrait le soir en pleine forme, sans entendre les gémissements et les pleurs de Joyce. Peut-être parce qu'il n'avait pas envie de les entendre. Qu'il devenait un peu sourd d'oreille aussi.
Au lycée, ce fut la même rengaine. Travailler, deux fois plus. C'était plus compliqué, et Joyce a complètement décroché à cette période-là. C'est aussi durant son année de première qu'un psychologue a remarqué son comportement étrange et a décidé de la remettre sur le droit chemin.
Ces années de lycée se sont soldées par un échec monumental, ainsi que les tentatives du docteur. Après plusieurs démarches, et puisque Joyce avait raté ses examens et ne comptait pas entreprendre des études secondaires, il décida de l'envoyer en cure de désintoxication. Le père de Joyce comprit et la laissa partir, espérant son retour bientôt. Il vécut seul quelques mois, et lorsque sa fille revint, il fut empli de joie. Pour la première fois depuis longtemps, il souriait en la voyant. Même s'il lisait sur son visage les traits de sa femme défunte, même si elle lui ressemblait dans sa manière de parler et ses tics récurrents, il fut heureux de sa bonne santé.
Joyce pensait en avoir fini. Après maintes discussions avec son père, elle décida de postuler pour un petit poste de vendeuse dans un prêt-à-porter. Elle avait le profil du job, et y a travaillé cinq ans. Entre temps, elle a eu le temps de tomber amoureuse, deux fois, et bien malgré elle. Ses relations se sont mal finies, mais un de ses ex lui avait appris quelques accords de guitare et ça lui suffisait comme bagage. C'était ça, les nouvelles expériences. La vraie vie.
Malheureusement, elle retomba dans une période d'excès il y a quelques mois. Donc synonyme de fête, d'alcool, et de coups d'un soir. Elle a également repris la fumette, même si elle fume beaucoup moins qu'avant.
Et il se passa quelque chose qui bouleversa sa vie entière. Elle se souvient de son nom, Vijayan. Un bien beau garçon emmené au lit le temps d'un soir... Mais un accident est si vite arrivé.
Un mois d'innocence plus tard, Joyce s'est réveillée avec la certitude que quelque chose n'allait pas. Quelque chose d'étrange et d'inconnu, si terrifiant. Elle savait de quoi il s'agissait, et pourtant elle n'arrivait pas à mettre le droit dessus. Une courte visite chez le médecin et elle apprit qu'elle était enceinte.
Elle n'avait pas eu beaucoup d'autres plans que Vijayan et elle fut certaine que c'était lui. Par rapport aux dates. Elle apprit qu'ayant terminé ses études, il était retourné dans sa ville natale, Marple Spring.
Joyce a décidé de garder l'enfant. Elle a décidé de retrouver le père, et de tout lui dire. Quatre mois de grossesse, d'attente et surtout de peur. Elle s'est enfin décidée à se rendre à Marple Spring, où elle a finalement trouvé un autre job, démissionnant du premier. Elle est disquaire, c'est simple, rapide.
Elle a retrouvé Vijayan. Ce qu'elle ne sait pas, en revanche, c'est que ce n'est pas lui le père, mais quelqu'un qui lui ressemble beaucoup. Un peu trop, à vrai dire.